Recension de l’article : Berkeley, A., Ryan-Collins, J., Tye, R., Voldsgaard, A. and Wilson, N. (2022). The self-financing state: An institutional analysis of government expenditure, revenue collection and debt issuance operations in the United Kingdom. UCL Institute for Innovation and Public Purpose, Working Paper Series (IIPP WP 2022-08). Available at: https://www.ucl.ac.uk/bartlett/public-purpose/publications/working-papers/wp2022-08.
Paru en 2022, le document de travail The Self-Financing State (Berkeley, Ryan-Collins, Tye, Voldsgaard, Wilson) propose une plongée institutionnelle inédite dans les mécanismes de dépenses, de recettes et de dette publique du gouvernement du Royaume-Uni. S’appuyant sur les textes légaux, les pratiques comptables, et les rapports des principales institutions publiques britanniques, les auteurs démontrent un fait saisissant : le gouvernement britannique crée de la monnaie lorsqu’il dépense. Et il le fait indépendamment de toute recette fiscale ou émission de dette préalable.
Une telle conclusion renverse la représentation dominante de l’État comme un acteur devant « trouver des financements » avant de pouvoir agir. Elle confirme aussi, sans s’en revendiquer explicitement ouvertement, plusieurs éléments clés de la Théorie Monétaire Moderne (MMT).
Un État qui dépense d’abord
Au cœur du système britannique se trouve le Consolidated Fund (CF), créé en 1787. Il ne s’agit pas d’un compte bancaire classique, mais d’une construction comptable et juridique fondamentale. C’est à partir de ce fonds que toutes les dépenses publiques sont autorisées, après vote du Parlement. Une fois cette autorisation acquise, la Banque d’Angleterre crédite les comptes concernés sans exiger que des recettes fiscales aient été perçues ni que des obligations aient été émises au préalable.
Chaque jour, le CF commence avec un solde nul. Et pourtant, des milliards de livres peuvent être dépensés, sans « trésor de guerre » préalable : la dépense publique devient alors un acte de création monétaire. Le gouvernement émet de nouveaux dépôts à la Banque d’Angleterre, qui sont ensuite injectés dans le circuit économique.
L’impôt n’est pas un financement
Dans ce cadre, la collecte des impôts apparaît pour ce qu’elle est du point de vue opérationnel : un mécanisme de destruction monétaire. Les recettes fiscales viennent créditer les comptes publics à la Banque d’Angleterre, et retirent ainsi de la monnaie de l’économie. Elles permettent à la monnaie de garder sa valeur, en entretenant la demande pour la livre sterling, mais ne financent pas la dépense. La logique est ici inverse à celle habituellement enseignée.
La dette publique, un actif sûr — pas une source de financement
Contrairement à la rhétorique budgétaire classique, les auteurs montrent que l’émission de titres publics (gilts) n’est pas là pour financer les déficits. Historiquement, la dette servait à gérer la politique monétaire, en régulant la liquidité du système bancaire. Mais depuis l’introduction du « floor system » (taux d’intérêt plancher) en 2009, suite au quantitative easing (QE), cette fonction s’est affaiblie.
Aujourd’hui, l’émission de dette publique remplit surtout deux fonctions :
- Offrir au secteur privé un actif sûr et liquide, très prisé par les fonds de pension, les compagnies d’assurance ou les banques ;
- Fournir du collatéral de haute qualité, nécessaire au bon fonctionnement des marchés financiers, notamment dans les opérations de pension livrée (repo).
Quatre mythes tombent
Ce regard institutionnel rigoureux permet de déconstruire plusieurs idées reçues :
- L’État peut manquer d’argent
Faux. Le gouvernement crée la monnaie en dépensant. Il n’a jamais besoin de « trouver » des fonds en amont. - Les impôts et les emprunts sont indispensables pour financer l’État
Faux. Ce sont des mécanismes d’ajustement ex post. La dépense précède la recette. - Les marchés financiers imposent leur loi à l’État
Faux. Les banques sont structurellement en excès de liquidités et absorbent facilement les émissions de dette publique, souvent à des taux proches du taux directeur. - L’État pourrait faire défaut
Faux pour une dette libellée en monnaie nationale. Le gouvernement, via le Parlement, peut toujours honorer ses engagements, sauf décision politique contraire.
Une Banque centrale moins indépendante qu’il n’y paraît
Autre idée battue en brèche : l’indépendance opérationnelle de la Banque d’Angleterre. Si la BoE fixe son taux directeur de manière autonome, elle ne peut refuser d’exécuter une dépense votée par le Parlement. Le cadre légal (notamment l’Exchequer and Audit Departments Act de 1866) l’y oblige. La dépense publique n’est donc pas bridée par la politique monétaire.
Mieux encore : la BoE est largement financée par des actifs publics (bons et obligations d’État). En pratique, la solidité du bilan de la Banque repose sur la signature du Trésor. Cela renforce l’idée défendue par la MMT d’une consolidation analytique entre l’État et sa banque centrale.
Vers une réforme de la transparence comptable ?
Les auteurs concluent que le Royaume-Uni fonctionne déjà comme un État monétairement souverain, capable de financer ses dépenses dans sa propre monnaie, sans dépendance extérieure. Toutefois, cette réalité reste masquée par des conventions comptables et des récits politiques hérités.
Une réforme de la présentation des comptes publics, et notamment un abandon clair du « principe de financement intégral » (full funding rule), permettrait une meilleure compréhension des véritables contraintes — qui sont réelles, mais d’ordre écologique, technologique et social, non monétaire.
Une contribution précieuse à la compréhension des finances publiques — et un écho empirique à la MMT
L’étude The Self-Financing State constitue une contribution rigoureuse et documentée à l’analyse des opérations de finances publiques au Royaume-Uni. En décrivant en détail le fonctionnement du Consolidated Fund, des circuits de paiement publics et de l’émission de dette, les auteurs mettent en lumière une architecture institutionnelle qui :
- Permet à l’État de dépenser en créant de la monnaie, sans condition de financement préalable ;
- Fait des impôts un mécanisme de retrait monétaire, et non de préfinancement des dépenses ;
- Attribue à la dette publique un rôle de gestion monétaire et financière, plutôt qu’un rôle de financement budgétaire ;
- Et remet en question plusieurs contraintes traditionnellement associées à la solvabilité d’un État dans sa propre monnaie.
Bien que les auteurs ne s’inscrivent pas explicitement dans le courant de la Théorie Monétaire Moderne (MMT), leurs conclusions correspondent en grande partie à la description néo-chartaliste du fonctionnement monétaire d’un État souverain. À travers l’analyse des procédures britanniques, le papier fournit ainsi un appui institutionnel empirique aux affirmations centrales de la MMT, notamment sur l’ordre réel des opérations budgétaires et l’absence de rôle de l’impôt et de la dette dans le financement des dépenses publiques.
En ce sens, cette étude contribue à mieux comprendre la logique monétaire interne des États modernes, et à éclairer les débats économiques contemporains par une meilleure connaissance des règles institutionnelles qui régissent, en pratique, la création monétaire par l’État.
Enfin, les auteurs suggèrent que les conventions actuelles en matière de gestion de trésorerie — comme la règle du financement intégral — sont des choix administratifs et que leur levée ou leur révision ne modifierait pas fondamentalement l’impact économique de la dépense publique. L’analyse du cadre institutionnel britannique renforce ainsi la compréhension des leviers disponibles pour la politique budgétaire, et invite à reconsidérer les hypothèses courantes sur les finances publiques dans les pays monétairement souverains.
