Par Dirk H. Ehnts, Université technique de Chemnitz
Recension par Robert Cauneau de cet article « The Fiscal-Monetary Nexus in Germany » – Working Paper, No. 138/2020 : https://www.econstor.eu/bitstream/10419/215899/1/1694969355.pdf
L’étude du fonctionnement concret de la dépense publique en Allemagne, au sein de la zone euro, permet de révéler une vérité essentielle : même sans contrôle sur l’émission monétaire, l’État « dépense en premier ». Cette conclusion, issue du travail de Dirk H. Ehnts, s’appuie sur l’analyse détaillée des institutions allemandes impliquées dans la chaîne des dépenses publiques et de la gestion de la dette.
Un appareil institutionnel complexe mais clair
Le ministère des Finances allemand dispose d’un compte à la Bundesbank, la banque centrale nationale. Ce compte central (Zentralkonto) est géré par la Bundeskasse, elle-même organe du ministère. Les dépenses de l’État sont donc techniquement réalisées par la Bundesbank, qui joue un rôle d’exécuteur. Cependant, l’État allemand ne peut effectuer de dépenses que s’il dispose d’un solde positif sur ce compte, ce qui le contraint à récolter des impôts et à émettre des titres de dette.
La gestion de la dette est assurée par l’agence financière allemande (Deutsche Finanzagentur GmbH), qui organise les émissions de titres sur un marché primaire réservé à un groupe restreint de banques. Ces dernières se refinancent auprès de la BCE pour acheter les titres, ce qui implique que les dépenses publiques sont, in fine, financées par la création monétaire centrale.
Le tabou du financement monétaire direct
L’article 123 du Traité de Lisbonne interdit à la BCE de financer directement les États membres. Toutefois, depuis 2015, la BCE achète massivement des titres souverains sur le marché secondaire, dans le cadre du PSPP. L’annonce par Mario Draghi en 2012 qu’elle ferait « tout ce qu’il faut » pour sauver l’euro a fait évoluer la perception de la BCE comme prêteur de dernier ressort de facto.
Mais cette aide indirecte n’annule pas les contraintes politiques imposées aux États : interdiction de déficit excessif, obligation d’approvisionner leur compte avant de dépenser, dépendance vis-à-vis des marchés financiers. Cette architecture maintient une fiction : celle d’un financement public par le marché, alors que la monnaie provient toujours, en dernier ressort, de la banque centrale.
Consolidation analytique et réalité fonctionnelle
Ehnts défend l’hypothèse de consolidation : pour comprendre la logique du circuit monétaire, il est pertinent d’analyser ensemble Trésor et banque centrale. Les opérations interbancaires masquent le fait que les dépenses publiques sont injectées dans l’économie via la création monétaire centrale, tandis que les impôts et ventes de titres retirent cette monnaie.
Pour illustrer l’absurdité du montage institutionnel actuel, Ehnts mobilise l’image d’un « jeu de coquilles ». Cette métaphore rend compte de la complexité volontairement introduite dans le circuit monétaire, où les banques empruntent à la BCE pour acheter les titres émis par l’État, qui les dépose ensuite à la banque centrale pour pouvoir dépenser. Ce détour, sans utilité fonctionnelle réelle, semble avoir pour unique but de masquer le rôle originel de la banque centrale dans le financement public. Il traduit une mise en scène idéologique du marché comme condition nécessaire à la dépense publique, alors que c’est bien la banque centrale qui fournit, à chaque étape, les réserves indispensables.
En somme, l’État ne se contente pas de « répartir » une richesse préexistante : il la crée, par ses dépenses. Les impôts et les titres ne précèdent pas les dépenses ; ils les suivent. Le secteur privé ne peut pas créer de réserves à la banque centrale ; il doit les obtenir, soit par les dépenses publiques, soit par les emprunts à la BCE.
Une autonomie monétaire bridée
L’Allemagne reste dans une situation hybride : à la fois grande puissance économique, capable d’attirer une forte demande pour ses titres (jusqu’à des taux négatifs), mais liée par une architecture européenne qui interdit le financement monétaire direct. Ce paradoxe révèle les limites de l’autonomie budgétaire dans la zone euro.
Pourtant, la logique fonctionnelle démontrée par Ehnts s’impose : l’État dépense en premier, car lui seul, par l’intermédiaire de sa banque centrale, peut injecter les réserves nécessaires au fonctionnement de l’économie. Cela reste vrai, même dans les limites institutionnelles du traité européen. La reconnaissance de ce fait devrait transformer la manière dont sont conçues les politiques économiques et budgétaires sur le continent.
