La MMT : Science Sociale, pas Idéologie

par

Robert Cauneau

9 juillet 2025


Résumé

La crainte de voir la Théorie Monétaire Moderne (MMT) devenir une arme entre les mains de gouvernements peu scrupuleux est aussi répandue que légitime. Cet article entend répondre à cette inquiétude en montrant qu’elle repose sur un contresens.

Loin de conférer un pouvoir nouveau à l’État, la MMT décrit des mécanismes monétaires déjà à l’œuvre dans les États souverains, souvent utilisés de manière opaque, sans contrôle démocratique effectif.

À travers des exemples historiques (comme le réarmement nazi), politiques (l’intérêt du Tea Party), mais aussi économiques (les déficits massifs produits par les gouvernements Thatcher au Royaume-Uni ou Reagan aux États-Unis), nous montrons que la MMT n’est pas une idéologie : c’est un outil conceptuel neutre, dont la compréhension est indispensable pour saisir les véritables marges de manœuvre des gouvernements, quels qu’ils soient.

Sa contribution essentielle est de déplacer le regard : des fausses contraintes budgétaires, souvent brandies pour justifier l’inaction ou l’austérité, vers les vraies limites que sont les capacités productive et les ressources réelles.

L’article conclut que plutôt qu’une menace pour la démocratie, la compréhension des principes MMT constitue l’une de ses conditions. En éclairant les choix économiques réels, elle permet un débat public honnête sur les priorités collectives, non plus fondé sur des dogmes comptables, mais sur les finalités politiques et sociales d’un État souverain.

Introduction

« J’ai une grande estime pour la MMT, mais je m’en méfie. Que deviendrait-elle entre les mains d’un Trump, d’un Milei, ou pire encore ? » Cette inquiétude, exprimée par un nombre croissant de citoyens épris de démocratie, est aussi légitime qu’essentielle. Elle touche au cœur de notre rapport à l’État, à la monnaie et au pouvoir. Dans un monde traversé par la montée des autoritarismes, la crainte de doter les gouvernements d’un « super-pouvoir » monétaire est non seulement compréhensible, mais elle est saine. Elle nous force à nous interroger sur les garde-fous de nos démocraties.

Cette peur s’accompagne souvent d’une préférence pour ce qui est perçu comme des « systèmes de contrôle plus complexes », une foi dans le fait que les contraintes financières auto-imposées, comme la discipline des marchés obligataires ou les plafonds de déficit et de dette publics, constituent une barrière nécessaire et efficace contre les dérives politiques.

Pourtant, cette méfiance, si juste dans son intention, procède d’un contresens fondamental sur la nature même de la MMT. Elle suppose que la MMT est un programme politique que l’on pourrait « appliquer », comme on applique une recette, offrant ainsi sur un plateau un pouvoir nouveau et illimité. L’objectif de cet article est de démontrer que cette vision est une erreur d’analyse. La MMT n’est pas une politique économique à choisir, mais une description du fonctionnement de l’économie politique dans laquelle nous évoluons déjà.

Nous verrons que la MMT ne donne pas le pouvoir monétaire à l’État ; elle révèle un pouvoir qu’il possède déjà et qu’il utilise, souvent de manière opaque et au service d’intérêts particuliers. En s’appuyant sur des exemples aussi extrêmes que le financement du réarmement nazi, ou bien l’accueil favorable réservé à la MMT par le Tea Party américain, ainsi que l’utilisation des déficits massifs produits par les gouvernements Thatcher au Royaume-Uni ou Reagan aux États-Unis, nous établirons son caractère d’outil, a priori neutre. Dès lors, la véritable question n’est plus de savoir s’il faut rejeter cette grille de lecture par peur de ses implications, mais de comprendre que, comme toute science sociale, la MMT n’est pas là pour dicter les choix politiques, mais elle met en lumière le véritable terrain sur lequel ils s’opèrent et les leviers de pouvoir qui sont réellement en jeu.

1. La MMT est d’abord descriptive, pas prescriptive (Le « Comment » avant le « Pour Quoi Faire »)

Pour déconstruire la peur de la MMT, il faut d’abord opérer une distinction cruciale, souvent absente du débat public : la différence entre une description des faits et une prescription d’actions. La MMT, dans son essence, relève de la première catégorie. Elle n’est pas un programme politique à « appliquer », mais une grille de lecture qui expose le fonctionnement réel de la monnaie dans les économies souveraines.

Une carte du territoire monétaire, pas un itinéraire imposé

Imaginons la MMT comme une carte topographique détaillée de notre système économique. Cette carte montre les montagnes (les contraintes en ressources réelles, comme la main-d’œuvre ou les matières premières), les fleuves (les flux monétaires) et les plaines (les capacités de production inexploitées). Une telle carte est d’une valeur inestimable. Elle nous dit ce qui est possible et ce qui ne l’est pas. Elle nous empêche de vouloir construire une autoroute à travers un pic infranchissable.

Cependant, la carte ne nous dit rien sur la destination à choisir. Faut-il construire un hôpital, une usine d’armement, un parc éolien ou un casino ? Cette décision n’appartient pas à la carte, mais aux voyageurs, c’est-à-dire au débat politique et citoyen. Rejeter la MMT par peur de l’usage qui pourrait en être fait revient à refuser de regarder la carte sous prétexte que certains pourraient choisir un itinéraire destructeur. Le danger ne vient pas de la connaissance du terrain, mais de l’ignorance ou de la mauvaise foi de ceux qui tiennent le volant.

Cette carte décrit des mécanismes si fondamentaux qu’ils précèdent même le système politique en place. En effet, la MMT met en lumière une réalité plus générique que celle du capitalisme lui-même, qui n’apparaît que comme un cas particulier d’organisation sociale. La constante, c’est que la monnaie est un monopole de l’État, et c’est ce phénomène que la MMT, en tant que science sociale et non en tant qu’idéologie, cherche à décrire.

Le pouvoir monétaire existe déjà, qu’on le nomme ou non

Le point le plus fondamental est le suivant : la MMT ne crée aucun pouvoir pour l’État. Elle ne fait que nommer et expliquer une capacité que tout État monétairement souverain (qui crée sa propre monnaie et ne s’endette pas dans une devise qu’il ne contrôle pas) possède déjà. Cet État peut, et de fait, dépense en créant de la monnaie avant de percevoir l’impôt ou d’émettre des titres. Chaque euro dépensé par l’État pour payer un fonctionnaire ou construire une route est un euro qui n’existait pas avant que la dépense ne soit ordonnée.

Le nier ne change rien à la réalité de l’opération, mais cela permet d’entretenir le mythe de l’État-ménage contraint par son budget. La MMT lève le voile sur cette réalité comptable. Trois exemples historiques et politiques, situés aux antipodes l’un de l’autre, l’illustrent parfaitement.

1. L’exemple qui dérange : Hitler et les bons MEFO

C’est un fait historique, aussi inconfortable soit-il : le redressement économique et le réarmement spectaculaire de l’Allemagne nazie dans les années 1930 ont été financés par des moyens qui relèvent de facto d’une logique de création monétaire souveraine. Face à une économie en ruines, le Dr Hjalmar Schacht, ministre de l’Économie d’Hitler, a mis en place un système de « bons MEFO ». Ces bons, émis par une société-écran et garantis par le Reich, servaient à payer les entreprises d’armement, qui pouvaient ensuite les utiliser comme monnaie ou les escompter auprès de la Reichsbank.

Il s’agissait bien d’une création monétaire souveraine, hors des circuits classiques de l’impôt et de l’emprunt, pour mobiliser les ressources réelles du pays (usines à l’arrêt, chômeurs en masse) au service d’un projet politique monstrueux. Doit-on, au prétexte que le régime nazi a utilisé ces mécanismes, en conclure que ces mécanismes sont intrinsèquement fascistes ? Absolument pas. Cela reviendrait à rejeter la physique nucléaire parce qu’elle a permis de créer la bombe atomique. Cet exemple démontre au contraire une chose essentielle : l’outil monétaire est neutre ; c’est le projet politique qu’il sert qui est bon ou mauvais.

2. Le contrepoint inattendu : la MMT, le Tea Party et la critique du capitalisme de connivence1

À un autre espace du spectre politique, l’interaction entre certains penseurs de la MMT et des mouvements comme le Tea Party américain constitue un exemple éclairant. À première vue, ce rapprochement semble paradoxal : le Tea Party est un mouvement profondément hostile à l’intervention de l’État, fondé sur une critique virulente de la dette publique et des dépenses gouvernementales. Pourtant, une convergence partielle s’est dessinée, non sur les objectifs, mais sur le diagnostic monétaire.

Comme le relate John Carney dans un article relayé par Warren Mosler, les membres du Tea Party ne s’opposent pas nécessairement à toute dépense publique. Leur rejet principal vise les dépenses discrétionnaires, qui alimentent ce qu’ils dénoncent comme un « capitalisme de connivence » : des dépenses ciblées, souvent perçues comme clientélistes, au bénéfice d’intérêts bien connectés à Washington, comme les plans de sauvetage bancaire de 2008.

Or, la MMT leur a fourni un cadre d’analyse inattendu. Elle leur a permis de faire la distinction entre :

  • Les dépenses discrétionnaires et clientélistes (les plans de sauvetage), qui sont un choix politique et la cible de leur colère.
  • Les dépenses universelles et automatiques (comme la Sécurité Sociale ou l’assurance maladie), qui sont perçues comme plus neutres et dont la MMT confirme qu’elles ne sont jamais menacées de faillite, puisque l’État peut toujours créer les dollars nécessaires pour honorer ses promesses.

Sur ce point, une passerelle inattendue apparaît : le Tea Party, comme les partisans de la MMT, considère que l’État fédéral ne peut pas « manquer d’argent » pour financer ses engagements sociaux en monnaie qu’il crée lui-même. D’où ce constat de Carney : « Les experts ont tort ; les prolétaires ont raison. »

Cette convergence reste toutefois partielle. Carney regrette que certains défenseurs de la MMT négligent les circuits concrets de la dépense publique, en se limitant à des agrégats abstraits. Il souligne que les choix d’allocation sont eux-mêmes des enjeux de pouvoir, appelant à un discours plus attentif au « comment » de la dépense.

Ce débat souligne un point essentiel : la MMT, en tant que cadre analytique, peut servir des critiques venues de camps idéologiques opposés. Elle ne trace pas un programme commun, mais offre un langage commun pour débattre de l’usage du pouvoir monétaire.

Une fois de plus, l’outil d’analyse MMT se révèle politiquement agnostique : il peut servir à critiquer le système en place depuis des perspectives radicalement opposées, que ce soit pour justifier un Green New Deal ou pour dénoncer le sauvetage des banques.

3. Le Royaume-Uni sous Thatcher et les États-Unis sous Reagan : des déficits publics massifs

D’autres exemples viennent confirmer cette neutralité idéologique de la logique monétaire décrite par la MMT. Ainsi, le Royaume-Uni sous Margaret Thatcher, tout comme les États-Unis sous Ronald Reagan, ont massivement accru les déficits publics, non pour financer des politiques sociales, mais au contraire dans le cadre de programmes de réduction du rôle de l’État-providence, de baisse des impôts et de réarmement militaire.

Sous Thatcher, les années 1980 furent marquées par une politique monétariste stricte au début, rapidement abandonnée au profit de déficits budgétaires soutenus, conséquence de la récession provoquée par les hausses de taux d’intérêt et du chômage de masse. Mais ces déficits, loin d’être perçus comme un tabou, furent assumés tant qu’ils accompagnaient la restructuration de l’économie britannique selon les principes néolibéraux.

Aux États-Unis, Reagan mena une politique comparable : réduction des impôts sur les hauts revenus, augmentation spectaculaire des dépenses militaires, et donc creusement des déficits publics. Cette période, souvent appelée l’ère de la « Reaganomics », est emblématique d’un usage politique du pouvoir budgétaire qui ne prétend nullement à l’équilibre des comptes, mais mobilise pleinement les marges fiscales et monétaires pour servir un agenda idéologique conservateur.

Ni Thatcher ni Reagan ne se sont jamais réclamés de la MMT, bien entendu. Mais leurs politiques illustrent parfaitement ce que celle-ci décrit : un État monétairement souverain ne dépend pas de ses recettes préalables pour financer ses dépenses. Il peut dépenser en premier, et ajuster ensuite, ce qu’ils ont fait, délibérément. Ce constat, que la MMT explicite, montre bien que le pouvoir monétaire n’est pas intrinsèquement progressiste. Il peut servir des fins réactionnaires, autoritaires, néolibérales, ou redistributives. Tout dépend des objectifs politiques poursuivis.

C’est pourquoi il serait absurde de réduire la MMT à une idéologie : elle ne dit rien des fins, mais tout des moyens disponibles. Elle met à nu le pouvoir de l’État, qu’il soit utilisé pour construire des logements sociaux ou pour financer des missiles.

C’est également pourquoi, sur cette base, la question « Quel pays applique la MMT ? » est un non-sens. Ce serait comme demander : « Quel être humain applique la théorie de la gravité ? » Tous les humains y sont soumis. De même, tous les États souverains fonctionnent selon les mécanismes que la MMT décrit. Les exemples de Hitler, du Tea Party et des gouvernements Thatcher ou Reagan le montrent clairement : ces acteurs utilisaient, ou comprenaient, les mécanismes mis au jour par la MMT, sans jamais s’en revendiquer, comme Monsieur Jourdain faisait de la prose….

La question n’est donc pas de savoir qui l’applique, mais de savoir qui comprend et assume consciemment les leviers qu’elle décrit.

2. Le mythe du « trop de pouvoir à l’État » et du « mauvais gestionnaire »

Une barrière puissante, et émotionnelle, à l’acceptation de la MMT est l’idée qu’elle reviendrait à donner « trop de pouvoir » à un État déjà perçu comme envahissant, inefficace ou potentiellement malveillant. Si l’État peut créer la monnaie « à volonté », qu’est-ce qui l’empêchera de devenir un Léviathan tout-puissant, de financer une surveillance de masse ou de se lancer dans des projets pharaoniques mal gérés ? Cette peur, aussi viscérale soit-elle, repose sur une double méprise : sur la nature du pouvoir en question et sur les véritables contraintes que la MMT met en évidence.

Le pouvoir n’est pas créé, il est révélé

Répétons-le : la MMT ne donne aucun pouvoir nouveau à l’État. Elle ne fait que mettre en pleine lumière une capacité qui a toujours existé mais qui est restée dans l’ombre, masquée par le discours dominant. Le véritable danger n’est donc pas la connaissance de ce pouvoir, mais son exercice dans l’ignorance ou l’hypocrisie. Agir en se fondant sur l’analogie erronée de l’État-ménage conduit à des politiques d’austérité destructrices, où l’on sacrifie des hôpitaux, des écoles et des emplois sur l’autel d’un dogme financier qui n’a pas lieu d’être pour un créateur souverain.

Comprendre que le financement n’est pas le premier obstacle permet au contraire de poser les bonnes questions. Ce n’est plus une question de comptabilité, mais de philosophie politique : quelle société voulons-nous ? La MMT ne donne pas les clés de la voiture à un conducteur ivre ; elle lui montre le tableau de bord, en lui indiquant la jauge d’essence (les ressources réelles) et le compte-tours (l’inflation), là où il ne regardait que le solde de son portefeuille.

La MMT déplace la contrainte, elle ne l’élimine pas

Ceci nous amène à un point technique important, qui est un antidote au fantasme de la « planche à billets infinie ». La MMT ne prétend pas que le pouvoir de l’État est sans limite. Au contraire, elle affirme que nous nous trompons de limite.

  • La contrainte illusoire actuelle : la contrainte financière. Le débat public est obsédé par des questions qui n’ont de sens que pour un ménage ou une entreprise : « Où va-t-on trouver l’argent ? », « Quel sera l’impact sur le déficit ? », « La dette laissée à nos enfants va exploser ! ».
  • La contrainte réelle selon la MMT : les ressources réelles. La MMT balaye ces fausses questions pour se concentrer sur la seule vraie limite : la capacité productive de l’économie. C’est-à-dire les ressources réelles : la main-d’œuvre disponible et ses compétences, les technologies, les machines, les matières premières et, de plus en plus crucialement, les limites écologiques de la planète.

La sanction d’une dépense qui dépasse ces capacités réelles n’est pas la faillite de l’État, mais l’inflation. On ne peut pas décréter la construction de 1000 hôpitaux s’il n’y a ni personnel soignant pour y travailler, ni ciment pour les bâtir, ni lits à y installer. Tenter de le faire en injectant des milliards dans le secteur de la santé sans capacité de production supplémentaire ne créera pas plus d’hôpitaux ; cela fera flamber le prix des matériaux et les salaires du secteur médical, créant une inflation sectorielle. Le rôle du gouvernement est donc de piloter la dépense en fonction de ces capacités réelles, et non en fonction d’un solde comptable. Le pouvoir est donc bien réel, mais sa contrainte l’est tout autant.

L’État « mauvais gestionnaire » : une critique indépendante de la MMT

Reste l’argument de l’État « mauvais gestionnaire ». N’est-il pas vrai que la bureaucratie est souvent inefficace et que les projets publics sont parfois des gouffres financiers ?

Cette critique, souvent fondée sur des expériences réelles, est cependant indépendante du cadre d’analyse de la MMT. Un projet mal conçu, mal piloté ou miné par la corruption le sera tout autant, qu’il soit financé par l’impôt, par l’emprunt sur les marchés ou par la création monétaire souveraine. La source du financement ne guérit pas la mauvaise gestion. La MMT ne rend pas un technocrate incompétent soudainement brillant.

Le débat sur l’efficacité de l’action publique, sur la pertinence de la privatisation ou des services publics, sur la simplification administrative, est un débat politique essentiel et légitime. Mais il est distinct de celui sur la nature de la monnaie. La MMT se contente de dire : « Une fois que vous, citoyens et élus, avez démocratiquement décidé de lancer ce projet public, voici comment le « financement » fonctionne réellement et voici les vraies limites (ressources réelles et inflation) que vous devez surveiller pour qu’il ne dérape pas. »

En somme, lier la critique de l’inefficacité de l’État au rejet de la MMT est une confusion des genres. C’est comme refuser d’admettre que la voiture a un moteur sous prétexte qu’on n’a pas confiance dans le conducteur. Il faudrait plutôt s’assurer que le conducteur sait lire un compteur de vitesse et qu’on peut lui reprendre les clés s’il conduit dangereusement. Et c’est précisément ce à quoi nous invite la MMT : un meilleur contrôle démocratique.

Il faut donc comprendre que la MMT ne prétend pas apporter une solution miracle à toutes les tensions sociales du capitalisme. En revanche, forte de son analyse descriptive, elle avance des réponses ciblées et puissantes à deux problèmes majeurs : le chômage et l’instabilité des prix.

La fausse sécurité des contraintes financières complexes

L’attachement au système actuel repose sur une idée séduisante : les contraintes financières seraient un rempart objectif contre l’arbitraire politique. La peur d’un déficit, le jugement des agences de notation ou la sanction des « justiciers des marchés obligataires » (bond vigilantes) disciplineraient les gouvernements, les forçant à la « bonne gestion ». Maintenir cette complexité serait donc une forme de sagesse.

Or, cette vision est une illusion qui masque une triple réalité :

  1. Ces contraintes sont politiques, pas naturelles. Les critères de Maastricht, le plafond de la dette américaine ou les objectifs d’inflation des banques centrales ne sont pas des lois de la nature. Ce sont des règles politiques, créées par des humains et qui peuvent être modifiées ou contournées quand l’enjeu politique est jugé suffisant (comme l’ont prouvé les milliards créés lors de la crise de 2008 ou du Covid-19). Elles sont un frein pour financer des hôpitaux, mais rarement pour sauver des banques ou, comme l’ont démontré les ères Thatcher et Reagan, pour financer un réarmement massif et des baisses d’impôts pour les plus riches..
  2. Ce contrôle est profondément antidémocratique. Qui sont ces « contrôleurs complexes » ? Des acteurs financiers non élus, des agences de notation privées aux objectifs commerciaux, des technocrates opérant dans l’opacité. Confier le contrôle de la politique budgétaire à ces entités, c’est déposséder les citoyens et leurs représentants de leur souveraineté. C’est remplacer un débat démocratique sur les priorités collectives par la soumission à des intérêts privés.
  3. Ce système de contrôle est inefficace et nuisible. Loin d’empêcher les crises, ce cadre a favorisé la dérégulation financière qui a mené au désastre de 2008. Et loin de garantir la prospérité, il a justifié des décennies de politiques d’austérité qui ont affaibli les services publics, creusé les inégalités et nourri le ressentiment populaire qui fait aujourd’hui le lit des extrêmes.

En réalité, la contrainte que la MMT met en avant, celle des ressources réelles et de l’inflation, est bien plus robuste, honnête et démocratique. C’est une contrainte physique, non politique. La question « Avons-nous les ingénieurs, l’acier et le ciment pour construire ce pont ? » est une question concrète, vérifiable et compréhensible par tous, qui appelle à un véritable débat démocratique. La question « Que vont en penser les marchés ? » est une question abstraite qui nous soumet à l’arbitraire d’acteurs non élus.

Loin d’ignorer la complexité et l’irrationalité humaines, la MMT propose un cadre qui y est plus robuste. Une contrainte physique (‘avons-nous assez d’infirmières ?’) est bien plus difficile à manipuler politiquement qu’une contrainte financière abstraite (‘le déficit dépassera 3%’), qui peut être ignorée d’un trait de plume lorsque les circonstances politiques l’exigent, comme lors des sauvetages bancaires.

3. Le risque d’abus électoral et le renforcement de la démocratie

La crainte la plus cynique, mais peut-être la plus réaliste, est celle de l’instrumentalisation politique. Si les gouvernants comprennent qu’ils peuvent « imprimer de l’argent », ne seront-ils pas tentés, à l’approche de chaque élection, de distribuer des chèques et de lancer des projets clientélistes pour s’assurer une réélection, quitte à laisser derrière eux une économie en surchauffe ? Cette crainte du « cycle politico-économique » est fondée. Mais là encore, la MMT n’est pas le problème ; elle est plutôt une partie de la solution, car elle propose de passer d’un système opaque et hypocrite à un cadre transparent et responsable.

L’hypocrisie du système actuel : le cycle politico-économique existe déjà

Soyons clairs : les gouvernements utilisent déjà la dépense publique à des fins électoralistes. À l’approche des scrutins, il n’est pas rare de voir fleurir les annonces de baisses d’impôts ciblées, de primes exceptionnelles ou de projets d’infrastructures lancés à la hâte. Ces dépenses creusent les déficits, mais cela n’a jamais empêché un gouvernement de le faire s’il y voyait un intérêt électoral.

La situation actuelle est donc la pire qui soit. Les politiciens pratiquent une politique de dépense expansionniste quand cela les arrange, tout en maintenant un discours public anxiogène sur la « rigueur budgétaire » et la « dette insoutenable laissée à nos enfants ». Ce double discours a un effet dévastateur : il maintient les citoyens dans l’ignorance des véritables mécanismes à l’œuvre et les prive de toute capacité à juger les politiques menées sur des bases saines. On accuse l’opposition de vouloir « ruiner le pays » avec ses propositions, tout en signant soi-même des chèques en déficit. C’est un jeu de dupes dont le paroxysme fut peut-être atteint par les gouvernements Reagan et Thatcher prônant la rigueur tout en creusant les déficits pour leurs priorités idéologiques, maintient les citoyens dans l’ignorance.

La MMT, un puissant outil de transparence démocratique

Loin d’aggraver ce problème, une compréhension généralisée de la MMT le rendrait beaucoup plus difficile à perpétuer. En révélant le fonctionnement réel du financement de l’État, elle forcerait le débat public à devenir plus honnête et le contrôle citoyen à devenir plus pertinent.

Son apport majeur est de faire passer le débat de « Comment allons-nous payer pour cela ? » à « Devons-nous faire cela ? ». Le brouillard financier qui paralyse toute discussion ambitieuse se dissipe. Le faux-fuyant « les caisses sont vides » n’est plus une excuse valable pour refuser de financer la transition écologique, le système de santé ou l’éducation.

Dès lors, les politiciens sont contraints d’assumer leurs choix.

  • Un gouvernement ne pourrait plus dire : « Nous ne pouvons pas construire d’écoles, il n’y a pas d’argent. » Il devrait dire la vérité : « Nous choisissons politiquement de ne pas allouer les ressources réelles (ciment, main d’œuvre) à la construction d’écoles, car nous préférons les allouer à des baisses d’impôts pour les plus riches (ou à l’achat de nouveaux avions de chasse). »
  • De même, un leader populiste proposant de verser 1000 euros à chaque citoyen avant une élection ne serait plus jugé sur l’impact-déficit, mais sur l’impact-inflation. La question deviendrait : « Notre économie a-t-elle la capacité de produire les biens et services supplémentaires que ces 1000 euros par personne vont chercher à acheter ? Si non, cette mesure ne va-t-elle pas simplement faire monter les prix et annuler le gain de pouvoir d’achat ? »

Ce changement de paradigme est fondamental. Il transforme un débat technique et inaccessible en une discussion politique sur des choix de société, des priorités et des conséquences réelles. Le citoyen est enfin équipé pour demander des comptes sur ce qui compte vraiment : l’emploi, l’inflation et la qualité de la vie.

Conclusion : De la peur de l’outil à la maîtrise du projet politique

Au terme de cette analyse, la peur initiale, si légitime soit-elle, apparaît sous un jour nouveau. La crainte que la MMT devienne une arme entre les mains de gouvernants mal intentionnés repose sur une confusion entre l’outil et son usage, entre la carte et la destination. Nous avons montré que la MMT n’est pas, en elle-même, un programme politique de gauche ou de droite. Elle est une description neutre du pouvoir monétaire que l’État souverain possède déjà, un pouvoir qui a servi, dans l’histoire, des projets aussi opposés que le réarmement nazi, la révolution néolibérale de Thatcher et Reagan, ou les baisses d’impôts chères au Tea Party.

Rejeter cette grille de lecture par peur des dérives reviendrait à refuser d’apprendre à lire, sous prétexte que certains livres contiennent des idées dangereuses. La véritable menace pour la démocratie ne vient pas de la connaissance, mais bien de l’ignorance entretenue, de l’opacité cultivée. Le système actuel, qui dissimule la capacité de dépense de l’État derrière le paravent d’une fausse contrainte budgétaire, paralyse le débat public et favorise le cynisme politique.

C’est ici qu’il faut rappeler une distinction essentielle : celle entre l’économie politique, qui étudie la structure du pouvoir et les véritables contraintes (ressources réelles, inflation), et la politique économique, qui décide des orientations à suivre. La MMT relève de la première. Elle n’impose aucune ligne de gouvernement ; elle rétablit les termes du débat. Une fois ce cadre clarifié, la question devient pleinement politique : Faut-il une Garantie d’Emploi ? Un Green New Deal ? Une réindustrialisation ? Ce débat ne peut être réellement démocratique que si les citoyens comprennent les règles du jeu.

La meilleure défense contre les dérives autoritaires n’est pas le déni du pouvoir monétaire, mais son appropriation démocratique. Se réapproprier la connaissance du fonctionnement de la monnaie est un acte de souveraineté populaire, non un blanc-seing donné à l’État. Il ne s’agit pas de juger les gouvernements sur leur fidélité à des fétiches comptables, mais sur leur capacité à atteindre le vrai équilibre de l’économie : le plein-emploi et la stabilité des prix.

Le choix qui s’offre à nous n’est donc pas entre une liberté dangereuse et une sécurité rassurante, mais entre la fausse sécurité des contraintes financières opaques et la responsabilité collective d’un pilotage démocratique des ressources réelles. La peur de l’État ne doit pas nous conduire à l’impuissance ou à la soumission aux marchés, mais à une exigence de contrôle populaire plus forte, plus éclairée, plus assumée.


Notes

  1. Voir https://moslereconomics.com/2011/12/22/monetary-theory-crony-capitalism-and-the-tea-party/

Illustration : decolonialisme.fr

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