L’Économie des Récits


Comment nous devenons les gardiens de notre propre prison idéologique

par

Robert Cauneau

7 août 2025


Introduction

Comment se fait-il que des analogies économiques visiblement fausses, comme celle de l’État qui devrait gérer son budget « en bon père de famille », dominent le débat public avec une force inébranlable ? Comment expliquer que le récit anxiogène du « mur de la dette » ou du « fardeau pour les générations futures » continue de justifier des politiques d’austérité, alors même que des analyses opérationnelles détaillées, décrivant la « plomberie » réelle du système, démontrent son inadéquation ? Le paradoxe n’est pas tant que des idées fausses persistent malgré les faits, mais qu’elles s’imposent comme des récits organisés, porteurs d’émotion, de légitimité et de pouvoir. Ces récits ne sont pas des accidents intellectuels, mais des instruments cognitifs et politiques, façonnés pour être crus, et pour rendre les alternatives impensables.

Cet article avance une thèse simple : la bataille pour une meilleure compréhension de l’économie n’est pas une simple bataille de faits contre des erreurs, mais une bataille de récits. La réalité technique, aussi rigoureuse et démontrable soit-elle, peine à s’imposer car elle se heurte à un récit dominant beaucoup plus ancien, plus simple et, surtout, émotionnellement plus puissant. Le principal défi pour des approches comme la Théorie Monétaire Moderne (MMT) n’est pas de prouver sa cohérence technique – elle l’est – mais de surmonter son propre déficit narratif.

Cette analyse s’inscrit dans le prolongement d’une réflexion entamée dans un premier texte, intitulé « Qu’est-ce que le réel ? Comment nos évidences nous aliènent »1. Ce premier volet explorait les fondations philosophiques et sociologiques de notre perception, en montrant comment ce que nous appelons « réalité » est en fait une construction sociale, façonnée par le langage et l’habitude.

Le présent article constitue le second volet de ce diptyque. Il passe du « pourquoi » au « comment » et au « qui ». De l’analyse générale des mécanismes de la croyance, il se déplace vers l’analyse stratégique d’une guerre de l’information spécifique. Il ne demande plus seulement pourquoi nos esprits sont un terrain fertile pour les mythes, mais comment ce terrain est activement cultivé, par qui, et dans quel but.

Pour ce faire, notre article sera structuré en quatre parties. D’abord, nous disséquerons l’anatomie du récit économique dominant. Ensuite, nous exposerons la réalité monétaire contre-intuitive qu’il cherche à masquer. Puis, en convoquant Lippmann, Chomsky et Gramsci, nous analyserons la puissante machine qui fabrique et entretient ce déni collectif. Enfin, nous esquisserons les pistes pour la construction d’un contre-récit, car pour remplacer une histoire puissante, il faut être capable d’en raconter une meilleure.

Partie 1 : Anatomie du Récit Dominant – La Force de la Métaphore

Le discours économique qui domine l’espace public n’est pas un ensemble de faits neutres. C’est une construction narrative qui repose sur des fondations métaphoriques profondément ancrées dans notre culture. Pour comprendre sa force, il faut en disséquer les mécanismes.

1.1 La Métaphore du Ménage : La Puissance de l’Expérience Personnelle

La pierre angulaire de tout le récit orthodoxe est l’analogie entre l’État et le ménage (ou l’entreprise). L’État, nous dit-on, doit gérer ses finances « en bon père de famille ». Il doit « équilibrer son budget », « ne pas vivre au-dessus de ses moyens », et « se serrer la ceinture » en temps de crise. Cette métaphore est d’une efficacité redoutable, non pas parce qu’elle est vraie, mais parce qu’elle est intuitive.

Son pouvoir repose sur trois piliers :

  1. L’Appel à l’Expérience Universelle : Tout le monde comprend la réalité d’un budget familial. Chacun sait qu’il ne peut dépenser plus que ce qu’il gagne (ou emprunte) et que les dettes doivent être remboursées. En ramenant l’État à cette échelle, la métaphore rend un sujet complexe et abstrait immédiatement accessible et compréhensible. Elle transforme le citoyen en un expert autoproclamé des finances publiques, car il projette sa propre expérience sur l’État.
  2. La Mobilisation d’un Cadre Moral : La métaphore du ménage n’est pas descriptive, elle est prescriptive. Elle ne dit pas comment l’État est, mais comment il devrait être. Elle importe dans le débat public tout un ensemble de valeurs morales associées à la gestion domestique : la prudence, la responsabilité, la prévoyance, l’épargne. Inversement, le déficit public est immédiatement assimilé à l’imprudence, à la prodigalité, voire à une forme d’immoralité (« vivre au crochet des autres »).
  3. L’Illusion de la Symétrie : La métaphore fonctionne parce qu’elle masque une dissymétrie fondamentale. Un ménage est un utilisateur de la monnaie nationale ; il doit la gagner ou l’emprunter avant de pouvoir la dépenser. L’État, lui, est intrinsèquement le créateur de cette même monnaie. La métaphore du ménage nie cette différence essentielle, elle gomme le monopole de l’État sur sa monnaie, et présente ce dernier comme un acteur parmi d’autres, soumis aux mêmes contraintes que ceux qu’il est censé gouverner.

En définitive, la métaphore du ménage est un outil rhétorique qui réussit l’exploit de rendre le faux intuitif et le vrai contre-intuitif. Elle court-circuite l’analyse rationnelle au profit d’une réaction émotionnelle et morale, créant ainsi un terrain incroyablement fertile pour les politiques d’austérité et la limitation du rôle de l’État. C’est le premier et le plus puissant des verrous narratifs qu’il faut faire sauter pour penser l’économie autrement.

1.2 La Métaphore de la Dette-Péché : Culpabilité et Fardeau Temporel

Si la métaphore du ménage ancre le débat dans l’expérience présente, celle de la « dette-péché » le projette dans le futur en le chargeant d’une intense culpabilité morale. Le vocabulaire utilisé n’est jamais neutre ; il est emprunté au registre de la faute, du poids et de la damnation.

On ne parle pas de « l’encours des titres d’État », mais du « mur de la dette », une image de catastrophe imminente. On n’évoque pas un passif financier qui est la contrepartie d’un actif, mais un « fardeau » que nous léguerions à nos enfants, une faute originelle dont ils devraient payer le prix. Cette rhétorique transforme une simple écriture comptable en une transgression morale.

Cette métaphore de la « dette-péché » tire sa force de trois sources :

  1. L’Activation de l’Anxiété Parentale : Rien n’est plus puissant que l’appel à la responsabilité envers les générations futures. En présentant la dette publique comme un « fardeau » pour nos enfants et petits-enfants, le récit transforme un débat économique en une question de devoir parental. Qui oserait, sciemment, « hypothéquer l’avenir de ses enfants » ? Cette rhétorique est conçue pour être imparable, car y contrevenir est présenté comme un acte d’égoïsme générationnel.
  2. La Confusion entre Dette Publique et Dette Privée : Le récit exploite notre compréhension de la dette privée. Pour un individu, une dette est une contrainte réelle qui diminue sa liberté future et doit être remboursée par un effort futur (travail). En appliquant ce modèle à la dette publique, on ignore une vérité comptable fondamentale : au niveau agrégé, le « fardeau » de la dette publique est exactement égal à la « richesse » financière nette du secteur privé.
  3. La Résonance avec un Héritage Judéo-Chrétien : Le concept de dette est profondément lié, dans notre culture, à ceux de péché et de culpabilité. Cette association transparaît notamment dans la prière du Notre Père, où les versions anglaises parlent de debts et debtors, tandis que l’allemand emploie Schuld, un mot qui signifie à la fois faute morale et dette financière. En qualifiant la dette de « fardeau », on lui confère ainsi un poids quasi-religieux. Le remboursement devient une forme de rédemption, et l’austérité, une pénitence nécessaire pour expier les péchés de la prodigalité passée.

La métaphore de la « dette-péché » est donc l’arme morale du récit dominant. Elle paralyse l’action présente en la culpabilisant au nom d’un futur fantasmé et mal compris. Elle transforme les citoyens en pécheurs et les politiciens en prêcheurs de vertu budgétaire, rendant toute discussion rationnelle sur le rôle de la dépense publique et de l’investissement à long terme extraordinairement difficile.

1.3 Le Terrain Fertile : Quand nos biais rencontrent l’idéologie

Ces métaphores puissantes – celle du ménage et de la dette-péché – ne sont pas de simples erreurs de langage ou des raccourcis pédagogiques innocents. Ensemble, ces métaphores forment un récit cohérent dont la fonction n’est pas de décrire le monde, mais de le façonner en silence. Il ne s’impose pas par la force, mais par l’adhésion spontanée de ceux-là mêmes qu’il contraint : il s’agit là d’une forme de violence symbolique, où les catégories de perception imposées par les dominants deviennent le bon sens des dominés.

  1. Légitimer l’Austérité et le Retrait de l’État : En présentant l’État comme un ménage endetté au bord de la faillite, le récit justifie par avance la nécessité des politiques de rigueur. La réduction des dépenses publiques, les coupes dans les services publics ou les privatisations ne sont plus présentées comme des choix politiques contestables, mais comme des mesures de saine gestion inévitables, dictées par une « réalité » comptable implacable. C’est l’ère du « There Is No Alternative » (TINA) : l’État doit se retirer, non par choix idéologique, mais par obligation financière.
  2. Dépolitiser les Décisions Économiques : Le récit dominant vise à extraire les grandes décisions économiques du champ du débat démocratique pour les confier à des forces supposément neutres et objectives : les « marchés » et les « experts ». Le « marché financier » est érigé en juge suprême de la bonne conduite des États, distribuant les bons et les mauvais points via les taux d’intérêt et les notations des agences. Toute politique qui déplairait à ces marchés est immédiatement qualifiée d' »irréaliste » ou d' »irresponsable ». La question n’est plus « Quel type de société voulons-nous construire ? », mais « Nos ambitions sont-elles compatibles avec la confiance des marchés ? ».
  3. Maintenir un Ordre de Pouvoir Spécifique : En fin de compte, ce récit sert à maintenir un statu quo où le pouvoir de décision est concentré entre les mains d’une élite financière et technocratique. En limitant la capacité perçue de l’État à intervenir dans l’économie, on laisse le champ libre aux acteurs privés pour organiser la production et la répartition des richesses selon leurs propres intérêts. La peur de la dette publique devient ainsi un puissant outil de discipline sociale et politique, décourageant toute ambition de transformation profonde de la société qui nécessiterait une mobilisation massive de ressources par la puissance publique.

Le récit dominant n’est donc pas seulement une histoire que l’on se raconte sur l’économie. C’est l’histoire que certains racontent pour s’assurer que l’économie fonctionne selon leurs termes. En prendre conscience est la première étape pour comprendre que la bataille pour une vision alternative de l’économie est, avant tout, une bataille pour le droit de raconter, et de construire, une autre histoire.

Partie 2 : Le « Réel » Contre-Intuitif – Le Défi Narratif de la MMT

Après avoir disséqué le récit dominant, qui repose sur des métaphores morales et des analogies trompeuses, il est temps de se tourner vers la description du réel que propose la MMT. Avant d’analyser son défi narratif, il est essentiel de souligner que la MMT n’est pas, en son fondement, un autre récit. C’est avant tout une description rigoureuse des opérations et de la ‘plomberie’ monétaire d’un État moderne.

Elle part d’un fait historique et comptable indiscutable : un État qui crée sa propre devise dans un régime de change flottant ne peut jamais faire défaut involontairement sur une dette libellée dans cette même devise. Sa capacité à créer la monnaie pour honorer ses paiements est nominalement illimitée. Cette solidité factuelle est le socle de toute l’analyse.

C’est sans doute précisément parce que ce socle est si solide et si différent du discours habituel que la MMT se heurte à un mur. Le problème n’est pas sa vérité, mais sa traduction en une histoire compréhensible et acceptable. C’est ce paradoxe, une théorie techniquement robuste mais narrativement contre-intuitive, que nous allons maintenant explorer.

2.1 Le « Réel » MMT : Une Inversion de la Logique Causale

Le « réel » décrit par la MMT n’est pas une théorie sur ce que l’économie devrait être, mais une description de ce qu’elle est. Elle repose sur une inversion complète de la logique causale enseignée traditionnellement.

  • La Dépense Précède la Recette : Contrairement au ménage, l’État ne collecte pas d’abord l’argent pour le dépenser. Il dépense en premier, et c’est cet acte de dépense qui injecte la monnaie dans l’économie. La dépense publique crédite des comptes bancaires, créant ainsi ex nihilo la monnaie qui circulera ensuite. L’État n’est pas le « caissier » de l’économie, il en est le « marqueur de points » (scorekeeper), celui qui inscrit les chiffres au tableau.
  • Les Impôts ne Financent pas, ils Détruisent : Dans cette logique, les impôts n’ont pas pour fonction de « remplir les caisses » de l’État. Celles-ci ne peuvent jamais être vides. Le paiement de l’impôt est le processus inverse de la dépense : il retire de la monnaie de l’économie. Les impôts servent quatre objectifs principaux :
    • Créer la demande de monnaie.
    • Donner de la valeur à la monnaie (il faut se la procurer pour payer ses taxes).
    • Réguler l’inflation en retirant du pouvoir d’achat.
    • Influencer les comportements (redistribution, taxes écologiques).
  • La Dette Publique est la Richesse financière nette du secteur privé : La « dette publique » n’est rien d’autre que le reflet comptable de la monnaie que l’État a créée et injectée dans l’économie et qui n’a pas encore été détruite par les impôts. Chaque euro de dette publique correspond à un euro d’actif financier net2 pour le secteur privé. La « dette » de l’un est littéralement la « richesse » de l’autre. L’émission d’obligations n’est qu’un changement de forme de la monnaie : l’État propose au secteur privé de transformer son épargne (des dépôts non rémunérés) en un placement sûr et rémunéré.
  • La Vraie Limite est le plein emploi et l’Inflation, pas le Financement : La seule véritable limite à la dépense de l’État n’est pas financière, mais réelle. L’État peut toujours créer des euros, mais il ne peut pas créer des ingénieurs, du blé ou des capacités industrielles. S’il dépense au-delà de la capacité productive de l’économie, le résultat n’est pas la faillite, mais l’inflation. La question n’est jamais « Avons-nous l’argent ? », mais « Avons-nous les ressources réelles ? ».

Cette description du réel est un renversement complet de la perspective. Elle transforme l’État d’un acteur contraint en un acteur puissant, déplace le risque de la faillite vers l’inflation, et change la nature de la dette d’un fardeau à une simple écriture comptable. C’est précisément parce qu’elle est si radicalement différente du récit dominant qu’elle peine à être entendue.

2.2 Identifier les Obstacles Narratifs

Si la description MMT est techniquement cohérente, pourquoi peine-t-elle autant à pénétrer le débat public ? La raison est simple : elle se heurte à une série d’obstacles narratifs puissants. Le problème n’est pas tant dans les faits qu’elle décrit que dans la manière dont notre cerveau, formaté par le récit dominant, les reçoit.

2.2.1 Le Choc de la Contre-Intuitivité (L’Obstacle Cognitif)

La MMT demande un effort cognitif considérable : celui de désapprendre. Chaque concept clé heurte de plein fouet notre intuition et l’expérience de notre vie quotidienne.

  • « La dépense précède la recette » va à l’encontre de toute notre expérience personnelle et familiale.
  • « Les impôts détruisent la monnaie » est un concept abstrait et difficile à visualiser, alors que l’idée d’un impôt qui « remplit une caisse » est simple et concrète.
  • « Les impôts créent une demande de monnaie » est une idée contre-intuitive, car elle inverse notre conception habituelle : nous pensons que l’impôt vient prendre ce que nous avons déjà. Or, dans l’analyse MMT, c’est justement la nécessité de payer l’impôt qui crée le besoin de se procurer la monnaie de l’État, faisant ainsi de l’impôt le moteur initial de l’économie monétaire.
  • « La dette est une richesse » ressemble à une pirouette sémantique, un oxymore, car notre expérience nous enseigne qu’une dette est un poids.
    Cette dissonance cognitive crée un réflexe de rejet. L’auditeur, face à une idée qui contredit si violemment son modèle mental, préfère souvent la classer comme absurde plutôt que de remettre en question ses propres certitudes.

2.2.2 L’Absence de Métaphore Simple et Efficace (L’Obstacle Rhétorique)

Le récit dominant dispose d’une métaphore en or : la « ménagère » ou le « bon père de famille ». Elle est simple, universelle et moralement chargée. La MMT, en face, peine à trouver un équivalent.

  • Quelle est la métaphore MMT ? « L’État-banquier » ? « L’État-teneur de score » ? « L’État-monopoliste de la devise » ? Ces images sont plus précises, mais elles sont techniques, froides et ne parlent pas à l’imaginaire collectif.
  • Elles ne convoquent pas de valeurs morales fortes et partagées. La « tenue de score » est une activité neutre, alors que la « gestion d’un budget familial » est une activité vertueuse. L’un est un fait, l’autre est une fable. Et les fables sont toujours plus captivantes.

2.2.3 Le Soupçon du « Trop Beau pour être Vrai » (L’Obstacle Moral)

L’affirmation centrale de la MMT, à savoir que la contrainte d’un État souverain n’est pas financière mais réelle (l’inflaton), est souvent perçue avec une immense méfiance.

  • Pour beaucoup, cela sonne comme une « recette miracle », une invitation à la dépense sans limite, la porte ouverte à l’irresponsabilité et à l’hyperinflation. C’est la fameuse critique de la « planche à billets ».
  • Ce cadre moral, fondé sur la rareté, l’effort et la discipline budgétaire, n’est pas une donnée naturelle de la pensée humaine. Il est le résultat d’une construction historique patiente, portée par des décennies d’enseignements, de discours politiques, de récits médiatiques et de normes institutionnelles. À force d’être répété, transmis, intégré, il a cessé d’apparaître comme un cadre parmi d’autres pour devenir ce que Gramsci appelait un « sens commun » : une grille de lecture implicite, incorporée, difficile à questionner. C’est pourquoi le rejet intuitif de la MMT ne relève pas d’un manque de logique ou de rigueur, mais d’un réflexe culturel. Il est l’effet attendu d’une adhésion silencieuse à un récit si bien enraciné qu’il ne se pense plus comme un récit, mais comme une vérité.

Ces trois obstacles – cognitif, rhétorique et moral – forment une muraille quasi infranchissable. Ils expliquent pourquoi un débat qui devrait être technique et factuel devient instantanément émotionnel et idéologique. La MMT ne demande pas seulement aux gens de changer d’avis ; elle leur demande de changer de récit, et c’est une tâche infiniment plus ardue.

2.3 L’Hypothèse des Différentes Logiques : Qui Peut Voir au-delà du Récit ?

Si la compréhension du « réel » monétaire est avant tout une question de dépassement d’un récit, il est logique de se demander qui est le mieux outillé pour accomplir ce saut conceptuel. L’hypothèse que nous avançons est que, paradoxalement, les économistes formés au moule dominant sont peut-être les moins à même de le faire. Leur formation les a précisément conditionnés à penser à l’intérieur du récit. D’autres disciplines, en revanche, cultivent des logiques qui prédisposent à la déconstruction.

2.3.1 Le Sociologue et le Philosophe : Les Déconstructeurs de Récits

Le sociologue, le politiste ou le philosophe sont formés à une chose : ne jamais prendre un discours pour argent comptant. Leur métier est d’analyser les structures de pouvoir, les constructions sociales et les fonctions idéologiques cachées derrière les récits.

  • Face à la métaphore de « l’État-ménage », ils ne se demandent pas si elle est vraie, mais « À qui profite-t-elle ? ».
  • Ils voient immédiatement dans le discours sur la dette un outil de discipline sociale et de légitimation d’un ordre politique.
  • Leur expertise réside dans la capacité à distinguer le discours de la pratique, le narratif de l’opérationnel. Ils sont donc naturellement enclins à voir dans le décalage orchestré entre le discours public et les opérations réelles, dans cette véritable mise en scène des contraintes financières, non pas comme une anomalie technique, mais comme la preuve d’une tension entre un récit officiel et une nécessité fonctionnelle.

2.3.2 L’Ingénieur : L’Analyste des Systèmes

L’ingénieur apporte une logique radicalement différente, mais tout aussi efficace. Il n’est pas intéressé par le récit moral ou la fable politique. Il veut savoir une seule chose : « Comment ça marche, en vrai ? ».

  • Son approche est systémique et fonctionnelle. Il regarde la « plomberie » (les flux, les stocks, les boucles de rétroaction) pour comprendre le fonctionnement de la machine.
  • Face aux schémas comptables, il ne voit pas une « dette », mais une boucle fermée. Il voit que l’État est la source d’énergie (le monopoliste).
  • Il identifie immédiatement la « contrainte » de l’article 123 du TFUE qui interdit à la BCE d’accorder un découvert aux États-membres de l’Union Européenne comme une complication inutile dans le circuit, un « bug » ou une redondance qui ralentit le système sans en changer la sortie finale. Son esprit est orienté vers la logique opérationnelle, pas vers la narration qui l’enrobe.

2.3.3 L’Économiste : Le Prisonnier du Récit

A l’inverse, l’économiste formé à l’orthodoxie est souvent le plus grand obstacle à sa propre compréhension. Son capital intellectuel, ses modèles, sa carrière sont construits sur la base du récit dominant. Accepter la description de la MMT ne reviendrait pas pour lui à corriger une erreur, mais à admettre que les fondations mêmes de son propre édifice intellectuel sont erronées. C’est une remise en question existentielle que peu sont prêts à entreprendre. Il est, en quelque sorte, devenu le grand prêtre d’une religion dont il a oublié qu’elle n’était qu’une histoire.

Cette hypothèse suggère que la diffusion d’une compréhension plus juste de la monnaie ne se fera probablement pas par une conversion interne de la profession économique, mais par une hybridation, par l’irruption de logiques venues d’autres champs du savoir qui, par leur nature même, sont mieux armés pour voir au-delà du voile de la fiction.

Partie 3 – La Fabrique de l’Impuissance : des Images dans nos Têtes à l’Hégémonie Culturelle

Si la MMT échoue à s’imposer dans le débat public, malgré sa cohérence technique et sa capacité à éclairer les mécanismes réels de la monnaie et de la dépense publique, ce n’est pas seulement en raison de sa complexité ou de son caractère contre-intuitif. Il faut aller plus loin, et interroger non seulement les récits concurrents, mais aussi les conditions de production, de diffusion et d’intériorisation de ces récits. Autrement dit : pourquoi certaines idées paraissent-elles immédiatement « raisonnables », tandis que d’autres, même fondées, semblent littéralement inaudibles ?

Pour répondre à cette question, trois penseurs majeurs offrent un éclairage complémentaire. Walter Lippmann3 nous aide à comprendre pourquoi le citoyen moderne, immergé dans un flot d’informations médiées, est structurellement désorienté. Noam Chomsky4 dissèque ensuite les mécanismes de cette médiation : la fabrication active du consensus. Enfin, Antonio Gramsci5 nous ramène à la racine du problème : le sens commun lui-même, produit d’une hégémonie culturelle exercée par les classes dominantes.

Cette partie fonctionne comme une fusée à trois étages. Chaque étage nous emmène un peu plus loin dans la compréhension du verrou idéologique qui empêche la reconnaissance du « réel » monétaire.

3.1 Lippmann : le citoyen désorienté dans un pseudo-environnement

Dans Public Opinion (1922), Walter Lippmann pose un constat qui demeure d’une actualité brûlante : le citoyen ne réagit pas directement à la réalité, mais à un « pseudo-environnement » constitué d’images mentales, de stéréotypes, de raccourcis narratifs. Ce monde mental, indispensable pour s’orienter dans une société complexe, fonctionne comme un filtre entre nous et la réalité.

« L’environnement réel est bien trop vaste, trop complexe et trop changeant pour que nous puissions le connaître directement. Nous ne sommes pas équipés pour faire face à tant de subtilité, de variété, de combinaisons. Et bien que nous devions agir dans cet environnement, nous devons le reconstruire sur un modèle simplifié avant de pouvoir y faire face. »

L’exemple de l’analogie « l’État doit gérer son budget comme un ménage » illustre parfaitement cette idée. Ce raccourci, simple, immédiat, affectivement chargé, devient une image mentale préfabriquée qui permet au citoyen de « penser » une réalité complexe sans avoir à en explorer les mécanismes.

Pour Lippmann, cette condition cognitive n’est pas un défaut moral du citoyen, mais une contrainte structurelle de la démocratie moderne. Dans un monde trop vaste et trop complexe, les individus doivent faire confiance à des professionnels de la production d’opinion : journalistes, experts, éditorialistes.

Le citoyen est donc condamné à s’en remettre à des récits intermédiaires. Mais cela pose une question centrale : qui fabrique ces récits ? Avec quels objectifs ? Et dans quels intérêts ?

Pour le savoir, il faut se tourner vers un critique radical de la démocratie médiatique contemporaine : Noam Chomsky.

3.2 Chomsky : le mécanisme médiatique de la fabrique du consentement

Soixante-six ans après Lippmann, Noam Chomsky et Edward S. Herman publient Manufacturing Consent (1988), une œuvre qui reprend l’expression de Lippmann pour en inverser complètement le sens.

Là où Lippmann justifie la fabrication du consentement comme une nécessité pour orienter l’opinion dans l’intérêt général, Chomsky y voit au contraire le mécanisme même de la manipulation politique dans les sociétés démocratiques.

Leur « modèle de propagande » repose sur cinq filtres médiatiques qui déterminent les informations jugées acceptables :

  1. La propriété des médias : la plupart des grands organes de presse appartiennent à des groupes industriels ou financiers, qui ont tout intérêt à la perpétuation du système néolibéral.
  2. La publicité comme source de revenus : les médias dépendent des grandes entreprises pour leur financement. Or, ces dernières n’ont aucun intérêt à la diffusion d’idées subversives.
  3. La sélection des sources : les « experts » invités pour parler d’économie sont quasi exclusivement issus de l’orthodoxie dominante – banques, ministères, think tanks libéraux. Les voix alternatives (post-keynésiens, MMT) sont marginalisées ou absentes.
  4. Les représailles symboliques : toute voix dissonante subit des représailles symboliques (disqualification, moquerie, invisibilisation), ce qui dissuade les journalistes de sortir du cadre.
  5. L’idéologie dominante : dans le contexte contemporain, ce n’est plus l’anticommunisme mais l’austérité, la dette, la rigueur qui structurent la vision légitime du monde économique.

Dans ce système, la fabrique du consentement est une machine à produire du récit dominant, en sélectionnant ce qui mérite d’être dit et ce qui peut être pensé. C’est une industrie du « bon sens ».

Le résultat est frappant : l’État-ménage, la dette-péché, l’équilibre budgétaire deviennent les évidences partagées d’un débat dont les termes ont été fixés à l’avance. Toute proposition qui conteste ces cadres est soit ignorée, soit moquée, soit redéfinie comme « irréaliste ».

Mais pourquoi ces récits sont-ils si bien reçus ? Pourquoi, même face à des faits qui les contredisent, continuent-ils de s’imposer comme des vérités naturelles ? Pour répondre à cette question, il faut encore descendre d’un étage, vers ce que le penseur italien Antonio Gramsci appelle l’hégémonie culturelle.

3.3 Gramsci : l’hégémonie culturelle comme racine du « bon sens »

Antonio Gramsci, emprisonné par le régime fasciste dans les années 1920, développe dans ses Cahiers de prison une pensée révolutionnaire de la domination.

Pour Gramsci, la classe dominante ne se maintient pas seulement par la force, mais surtout par la capacité à imposer sa vision du monde comme étant universelle et naturelle.

C’est ce qu’il nomme l’hégémonie culturelle : un processus par lequel les élites diffusent leurs valeurs, leurs intérêts et leur interprétation du réel à l’ensemble de la société, jusqu’à ce qu’ils deviennent le « sens commun ».

Cette domination s’exerce par tous les canaux culturels – école, église, médias, arts – qui fonctionnent comme des appareils de diffusion de l’idéologie dominante.

L’idée que « l’État doit gérer ses finances comme un ménage » n’est pas seulement un récit ; c’est une croyance devenue réflexe, un préjugé incorporé, un automatisme mental.

Elle n’est plus perçue comme une idée particulière, historiquement située, mais comme du bon sens. Or, ce que Gramsci appelle « sens commun » est précisément cela : l’idéologie devenue réflexe, incorporée dans le corps social au point qu’elle en devient une seconde nature. Elle agit comme un langage intérieur, qui parle en nous sans que nous sachions d’où il vient.

3.4 De Lippmann à Gramsci : la synthèse

Nous pouvons désormais articuler les trois niveaux d’analyse :

  • Lippmann décrit un citoyen sincère, mais perdu dans un monde saturé d’images et de récits préfabriqués. Son monde est un théâtre d’apparences qu’il prend pour la réalité.
  • Chomsky montre comment ces récits sont produits, sélectionnés et diffusés par des filtres médiatiques qui favorisent systématiquement les intérêts dominants.
  • Gramsci révèle pourquoi ces récits fonctionnent si bien : parce qu’ils habitent déjà nos esprits. Ils sont devenus notre sens commun, notre grille de lecture du monde, notre cadre moral implicite.

La fabrique du consentement est aussi une fabrique de l’impuissance. Non seulement elle nous empêche de comprendre que d’autres politiques économiques sont possibles, mais elle nous prive de l’imagination nécessaire pour les concevoir.

C’est pourquoi les faits ne suffisent pas. Ce n’est pas seulement qu’ils sont filtrés ou niés ; c’est que nous avons appris à ne pas vouloir les entendre. Le citoyen, éduqué dans une culture de la rareté et de la contrainte, rejette spontanément une théorie comme la MMT, non parce qu’elle est fausse, mais parce qu’elle semble briser les lois mêmes du réel qu’on lui a appris à révérer.

Partie 4 : Construire un Nouveau Récit – Les Faits ne Suffisent Pas

Si la bataille économique est avant tout une bataille de récits, alors la simple présentation des faits, aussi rigoureuse soit-elle, ne peut suffire à remporter la victoire. Réfuter une histoire puissante ne la fait pas disparaître ; pour la remplacer, il faut être capable d’en proposer une autre, tout aussi cohérente, engageante et, si possible, plus désirable.

4.1 Le Constat : L’Être Humain, un Animal Narratif

La psychologie cognitive et l’anthropologie nous l’enseignent : l’être humain est un Homo Narrans, un animal qui pense, comprend et organise le monde à travers des histoires. Les récits ne sont pas un simple divertissement ; ils sont le principal outil par lequel nous donnons du sens à une réalité complexe. Ils créent des cadres mentaux, des schémas de causalité et des échelles de valeurs qui nous permettent de naviguer dans le monde.

Le neurologue Antonio Damasio a montré que nos décisions, même les plus rationnelles en apparence, sont profondément enracinées dans nos émotions. Or, les récits sont le principal vecteur des émotions. Une statistique sur le chômage nous informe, mais l’histoire d’une personne qui perd son emploi nous touche. Un bilan comptable est un fait, mais l’histoire d’une famille « écrasée par les dettes » est un drame.

Ce constat a une implication radicale pour le débat économique. Présenter des schémas comptables et des analyses opérationnelles (le « réel ») est une condition nécessaire pour établir la vérité technique. C’est le travail de fond, indispensable à la crédibilité. Mais ce n’est pas une condition suffisante pour convaincre et mobiliser.

Pour que la description du « réel » monétaire devienne une force de transformation sociale et politique, elle doit cesser d’être une simple « théorie » ou un ensemble de « faits » contre-intuitifs. Elle doit devenir la base d’un contre-récit : une nouvelle histoire sur la monnaie, l’État et nos possibilités collectives, une histoire qui soit non seulement plus juste, mais aussi plus porteuse d’espoir que le récit austère de la contrainte et de la peur. La tâche n’est donc plus seulement analytique, elle devient créative et politique.

4.2 Quelles Nouvelles Métaphores ? Remplacer les Images, Changer le Cadre

Pour construire un contre-récit efficace, il est essentiel d’attaquer le problème à sa racine : les métaphores qui structurent notre pensée. Il ne s’agit pas de trouver de simples « éléments de langage », mais de proposer de nouvelles images fondamentales qui recadrent complètement la perception des rôles et des enjeux.

Voici quelques pistes pour remplacer les métaphores toxiques du récit dominant par des alternatives plus justes et plus éclairantes.

  • Remplacer « l’État-Ménage » par « l’État-Source d’Eau de la Communauté »
    La métaphore du ménage est fausse car elle présente l’État comme un simple utilisateur de la monnaie, alors qu’il en est le créateur. Il faut une image qui le replace dans son rôle de source.
    • La nouvelle métaphore : Imaginez un village construit autour d’une source unique. Les villageois (le secteur privé) ont besoin d’eau pour vivre, cultiver et échanger. Le gardien de la source (l’État, via sa banque centrale) n’est pas lui-même un consommateur d’eau soumis à la rareté ; son rôle est de s’assurer que le débit est adéquat pour les besoins de la communauté. Un débit trop faible, et les champs s’assèchent (récession). Un débit trop fort, et le village est inondé (inflation). La question n’est jamais « le gardien a-t-il assez d’eau ? », mais « quel est le bon débit pour la prospérité du village ? ». Cette image rend la notion d’autonomie monétaire immédiatement intuitive.
  • Remplacer « la Dette Publique » par « la Richesse Financière nette de la Nation »
    Le mot « dette » est intrinsèquement négatif. Il faut le neutraliser en montrant systématiquement sa contrepartie.
    • La nouvelle métaphore : Le bilan de la nation est comme un grand livre de comptes. Quand l’État dépense plus qu’il ne taxe, il inscrit un passif (-100) pour lui-même. Mais la règle de la comptabilité en partie double, immuable, exige qu’il y ait un actif (+100) correspondant quelque part. Cet actif, c’est l’épargne financière nette des ménages et des entreprises. Parler de « dette publique » sans mentionner l’épargne privée correspondante, c’est comme ne lire que la moitié d’une écriture comptable. Il faudrait donc systématiquement parler du « solde financier public, contrepartie de l’épargne privée ». Cela transforme une image de fardeau en une simple description de la structure financière de l’économie.
  • Remplacer « Imprimer la Planche à Billets » par « Créditer des Comptes pour Activer l’Économie ». L’image de la « planche à billets » est archaïque et évoque le chaos et l’hyperinflation. Elle masque la réalité d’un processus électronique et ciblé.
    • La nouvelle métaphore : La dépense publique n’est pas un déversement aveugle d’argent. C’est une opération précise, comme un « interrupteur » ou un « catalyseur ». Quand l’État décide de construire un hôpital, il ne fait pas tourner une presse. Il crédite les comptes en banque des architectes, des entreprises de construction, des fournisseurs. Ces crédits sont les « étincelles » qui activent des ressources réelles (du travail, des matériaux, des machines) qui étaient peut-être inutilisées. La question n’est pas « d’où vient l’argent ? », mais « avons-nous les ingénieurs et le béton disponibles pour que l’étincelle puisse prendre et construire quelque chose de réel ? ».

En changeant les images, on change le cadre de la discussion. On passe d’un débat moral sur la gestion d’une rareté imaginaire à un débat technique et politique sur l’utilisation optimale de nos ressources réelles.

4.3 Quelles Nouvelles Valeurs ? De la Contrainte à la Possibilité

Le récit dominant est fondé sur un socle de valeurs négatives : la peur (de la faillite, des marchés), la culpabilité (de la dette) et la contrainte (la rareté de l’argent). Un contre-récit efficace ne peut se contenter d’être techniquement juste ; il doit être porteur d’un ensemble de valeurs alternatives, positives et désirables. Il doit remplacer le récit de la résignation par un récit de l’action collective.

4.3.1 Remplacer la Prudence par le Potentiel

Le récit orthodoxe exalte la « prudence » budgétaire, qui se traduit en pratique par l’inaction. Le contre-récit doit mettre en avant la notion de potentiel.

  • La nouvelle valeur : Le véritable gaspillage n’est pas le déficit public, mais le gaspillage des ressources réelles : le chômage (le gaspillage du potentiel humain), les infrastructures qui se dégradent (le gaspillage du capital physique), l’incapacité à mener la transition écologique (le gaspillage de notre avenir). La véritable « responsabilité » n’est pas de viser l’équilibre comptable, mais de mobiliser toutes les ressources disponibles pour atteindre le plein potentiel de notre société. Un budget en équilibre avec 10% de chômage est le signe d’un échec politique et moral profond.

4.3.2 Remplacer la Discipline par la Souveraineté Démocratique

Le récit dominant valorise la « discipline » imposée par des règles abstraites et des acteurs non élus (les marchés, les agences de notation, la technocratie européenne). Le contre-récit doit réhabiliter la souveraineté démocratique.

  • La nouvelle valeur : Les décisions sur l’allocation des ressources de la nation (que construire ? que produire ? comment répartir ?) sont les décisions les plus importantes d’une société. Elles ne doivent pas être déléguées à des « marchés » anonymes ou à des experts non élus. Elles doivent être le fruit du débat démocratique. La monnaie n’est pas un maître qui nous impose ses lois, mais un outil au service des objectifs que la communauté se fixe démocratiquement. L’enjeu n’est pas d’obéir aux marchés, mais de les remettre à leur place : celle d’instruments au service de la société, et non l’inverse.

4.3.3 Remplacer la Rareté Financière par la Gestion des Limites Réelles

Le récit dominant nous enferme dans la gestion d’une rareté financière imaginaire. Le contre-récit doit nous recentrer sur la gestion des vraies raretés et des vraies limites.

  • La nouvelle valeur : La véritable éthique de responsabilité pour le futur n’est pas de laisser une « dette publique » faible, mais de laisser une planète viable. Le débat doit se déplacer des chiffres abstraits du déficit vers les questions concrètes et physiques : comment gérons-nous nos émissions de carbone ? Comment préservons-nous la biodiversité ? Comment gérons-nous nos ressources en eau, en énergie, en matières premières ? La « soutenabilité » n’est pas une question de comptabilité, c’est une question d’écologie et de physique. Le contre-récit propose une forme de réalisme écologique et social en opposition au fétichisme financier du récit dominant.

En passant de la prudence au potentiel, de la discipline à la démocratie, et de la rareté financière à la gestion des limites réelles, on ne change pas seulement de modèle économique. On propose un autre projet de société, une autre vision de ce que nous pouvons accomplir ensemble. C’est en cela que le contre-récit devient non seulement crédible, mais aussi inspirant.

Conclusion : De la Compréhension à la Conviction

Au terme de cette analyse, une conclusion s’impose : le débat économique est moins une confrontation de faits qu’une guerre de récits. La persistance du discours orthodoxe sur la dette et l’austérité n’est pas un accident intellectuel, mais le symptôme de la victoire d’une narration. Simple, morale et profondément ancrée dans notre culture, l’histoire de « l’État-ménage » et de la « dette-péché » a réussi à façonner notre perception du réel au point de rendre les alternatives politiques quasi impensables.

Face à ce bastion narratif, des approches comme la MMT, qui décrivent le fonctionnement réel du système monétaire, peinent à s’imposer. Bien que techniquement justes, elles sont narrativement ardues : contre-intuitives, elles heurtent nos réflexes moraux sur la rareté et la discipline. Leur adoption exige une véritable révolution copernicienne de la pensée.

Le véritable enjeu, pour ceux qui aspirent à une vision plus juste de l’économie, est donc de passer de la compréhension technique à la conviction politique. Cela exige de devenir de meilleurs conteurs. Il s’agit de construire un contre-récit puissant, capable de traduire une description opérationnelle en une histoire désirable. Une histoire qui remplace les images de la peur et de la contrainte par celles du potentiel collectif et de la souveraineté démocratique.

Toutefois, ce contre-récit, aussi brillant soit-il, ne pourra s’imposer que si un nombre suffisant de citoyens prennent conscience d’être les cibles d’une ingénierie narrative. La transformation ne viendra pas d’une nouvelle vérité révélée d’en haut, mais d’une vague de questionnements individuels. Le véritable changement du monde ne commencera que lorsque chacun, individuellement, osera se poser les questions qui dérangent : « Pourquoi cette métaphore du ménage me semble-t-elle si ‘naturelle’ ? À qui profite réellement la peur de la dette ? Pourquoi ai-je intégré l’idée que je n’étais pas légitime pour penser ces sujets ? »

En définitive, l’enjeu dépasse la simple réfutation d’une théorie économique. Il s’agit de briser une forme d’envoûtement collectif, de voir les fils de la marionnette idéologique. Ce n’est qu’à ce prix que la bataille des récits pourra être véritablement gagnée. Non pas en imposant une nouvelle vérité, mais en restaurant la capacité de chacun à désirer et à construire la sienne, en pleine conscience. Le combat pour une autre économie est, avant tout, un combat pour l’éveil des esprits.


Références

Damasio, A. R. (1994). L’Erreur de Descartes : la raison des émotions. Odile Jacob.
Gramsci, A. (1978-1992). Cahiers de prison. Gallimard.
Herman, E. S., & Chomsky, N. (1988). La Fabrique du consentement. De la propagande médiatique en démocratie. Agone (édition de 2008).
Kelton, S. (2021). Le Mythe du déficit. Les Liens qui Libèrent.
Lakoff, G., & Johnson, M. (1980). Les métaphores dans la vie quotidienne. Les Éditions de Minuit.
Lippmann, W. (1922). Public Opinion. Harcourt, Brace and Company.
Mosler, W. (1995). Soft Currency Economics. Self-published.
Mosler, W. (2010). The Seven Deadly Innocent Frauds of Economic Policy. Valance Co., Inc.


Notes

1 Voir l’article ici : https://mmt-france.org/2025/07/06/quest-ce-que-le-reel-comment-nos-evidences-nous-alienent/

2 Considéré dans le cadre du monopole de l’État sur sa devise, ce concept est au cœur de la MMT. Il distingue la MMT de l’ensemble des autres approches monétaires, aussi bien orthodoxes qu’hétérodoxes, qui raisonnent en termes bruts, et non en termes nets. Dans la logique de la MMT, les AFNs sont la base financière sur laquelle repose l’économie ; c’est la richesse financière qui reste à l’agent économique une fois que toutes ses dettes ont été réglées. Ils constituent la partie de la richesse financière qui ne provient pas de l’endettement (crédit bancaire), mais des paiements définitifs (en relation avec l’État à travers la dépense publique).]

3 Walter Lippmann (1889–1974)
Journaliste et intellectuel américain, Lippmann est célèbre pour son livre Public Opinion (1922), dans lequel il montre que l’opinion publique se construit sur des « stéréotypes » plutôt que sur une information directe. Il a forgé l’expression manufacture of consent (« fabrication du consentement ») pour désigner la façon dont les médias façonnent les perceptions collectives.

4 Noam Chomsky (né en 1928)
Linguiste, philosophe et militant politique américain, Chomsky est un critique majeur des médias et de la politique étrangère des États-Unis. Dans Manufacturing Consent (coécrit avec Edward Herman), il explique comment les grands médias servent les intérêts des élites économiques et politiques, en contrôlant et filtrant l’information. C’est aussi le fondateur de la linguistique générative.

5 Antonio Gramsci (1891–1937)
Intellectuel et militant communiste italien, Gramsci est connu pour sa théorie de l’« hégémonie culturelle ». Il montre que les classes dominantes maintiennent leur pouvoir non seulement par la contrainte mais en imposant leur vision du monde comme « normale ». Ses Cahiers de prison sont une référence majeure en philosophie politique et en sociologie.




Laisser un commentaire