L’économie : entre lois naturelles et choix politiques

par

Robert Cauneau

10 septembre 2025


Résumé

L’économie se situe à la croisée de deux approches : d’un côté, une vision positive qui révèle des mécanismes comptables invariants, comme le lien entre déficit public et épargne nette privée, et de l’autre, une dimension normative où les règles budgétaires, souvent présentées comme des lois naturelles, sont en réalité des choix institutionnels aux conséquences profondes. Les contraintes financières, telles que les critères de Maastricht ou l’interdiction du financement monétaire direct, ne relèvent pas d’une nécessité économique, mais d’un cadre politique qui influence directement la justice sociale. En naturalisant ces règles, on occulte leur impact moral : des hôpitaux sous-dotés, des écoles en difficulté, ou une transition écologique reportée, autant de sacrifices imposés au nom d’équilibres comptables. Comme le soulignent Rawls et Sen, une société juste ne se juge pas à l’aune de ses ratios budgétaires, mais à sa capacité à garantir des conditions de vie dignes pour tous. Ainsi, la dette publique et les politiques budgétaires ne sont pas des questions techniques, mais des enjeux éthiques : elles interrogent le type de société que nous choisissons de construire, entre discipline financière et bien commun.


1. Introduction

On entend souvent cette mise en garde : « il faut partir du monde tel qu’il est, et non du monde tel qu’on voudrait qu’il soit ». Dans les débats économiques, cette formule revient comme un mantra pour disqualifier les approches jugées « trop théoriques » ou « idéalistes » . Elle sert parfois d’argument critique à l’égard de la Théorie Monétaire Moderne (MMT). Mais que signifie exactement « le monde tel qu’il est » en économie ?

Est-ce la réalité de lois économiques immuables, comparables aux lois de la physique, que la science se contenterait de décrire ? Ou bien est-ce l’ensemble de règles politiques et institutionnelles qui encadrent aujourd’hui nos économies, et que l’on choisit de considérer comme naturelles ? Derrière cette question en apparence technique se cache un enjeu épistémologique, mais aussi profondément politique et moral : l’économie est-elle une science positive, qui met au jour des mécanismes invariants, ou bien une science normative, indissociable de l’idéologie et des choix de société ?

C’est à ce carrefour que se situent les débats actuels autour de la dette publique, de la monnaie et des politiques budgétaires. Car selon que l’on privilégie l’une ou l’autre conception de la science économique, on en vient soit à naturaliser des règles arbitraires comme l’interdiction du financement direct des États, soit à les remettre en cause au nom de la justice sociale et de la démocratie.

2. Science positive : la quête de lois économiques invariantes

Depuis ses origines, l’économie politique a cherché à se rapprocher des sciences de la nature en mettant au jour des lois générales, supposées indépendantes des contextes historiques ou institutionnels. Adam Smith, David Ricardo ou Karl Marx ont tous tenté, chacun à leur manière, de dégager des régularités fondamentales : formation de la valeur, dynamique des profits, accumulation du capital.

Au XXe siècle, Keynes a repris cette ambition en l’appliquant à la macroéconomie. Sa Théorie générale met en évidence des régularités qui s’imposent dans toute économie monétaire : propension marginale à consommer, rôle de la demande effective, multiplicateur des dépenses publiques. Ces relations ne sont pas de simples constructions théoriques, mais des faits observables qui permettent de comprendre pourquoi le chômage de masse ne peut pas être réduit sans intervention publique.

C’est dans cette tradition que s’inscrit la MMT. Loin d’être une utopie, elle revendique une approche strictement positive : elle décrit ce que montrent les identités comptables et les mécanismes monétaires contemporains. Deux constats en particulier ressortent :

  1. L’État dépense avant de lever l’impôt ou d’émettre des titres : la création monétaire publique précède logiquement la destruction monétaire par l’impôt.
  2. Le déficit public est l’exact miroir de l’excédent du secteur privé : toute réduction du déficit correspond à une baisse de l’épargne financière nette des ménages et des entreprises.

Ces régularités sont des invariants comptables, observables dans toutes les économies monétaires modernes. Autrement dit, ce ne sont pas des « choix » ou des « préférences » politiques, mais des propriétés structurelles du système.

Ignorer ces invariants risque de conduire à naturaliser des contraintes artificielles. Présenter le financement de l’État par les marchés comme une nécessité « économique » relève moins de la science positive que de la transposition d’un choix institutionnel dans le registre de la loi naturelle.

3. Science normative :

3.1 L’économie comme produit des institutions

À l’inverse, une autre tradition insiste sur le caractère profondément institutionnel et normatif de l’économie. Thorstein Veblen, au tournant du XXe siècle, soulignait déjà que les comportements économiques sont encastrés dans des règles sociales et des rapports de pouvoir. Karl Polanyi, dans La Grande Transformation, montrait que le marché « autorégulateur » n’a rien de naturel : il est une construction politique. Plus récemment, Michel Foucault a rappelé que l’économie n’est pas seulement descriptive, mais aussi prescriptive : elle participe à la production de normes qui gouvernent les comportements.

Sous cet angle, les règles budgétaires contemporaines – critères de Maastricht, article 123 du TFUE, Pacte de stabilité – apparaissent pour ce qu’elles sont : des choix politiques traduits en contraintes comptables. Les traiter comme des lois économiques universelles revient à effacer leur dimension idéologique.

Adopter cette perspective ne signifie pas nier les contraintes du réel, mais rappeler que ce réel est toujours déjà configuré par des décisions collectives. L’« austérité » n’est pas la conséquence mécanique d’une dette trop élevée : elle est le produit d’un cadre institutionnel qui sacralise certains équilibres (limiter le déficit) au détriment d’autres objectifs (plein emploi, transition écologique, justice sociale, etc.).

3.2 L’économie comme choix de société

Si la science positive cherche à décrire des mécanismes invariants, la science normative consiste à prescrire des règles ou des institutions en fonction d’objectifs politiques. La MMT le rappelle : les contraintes budgétaires souvent présentées comme des lois économiques (interdiction du financement monétaire direct, limites de déficit) sont en réalité des choix politiques. Ces règles, loin d’être neutres, reflètent des priorités spécifiques – comme la lutte contre l’inflation ou la discipline des marchés – au détriment d’autres objectifs collectifs.

C’est ce qui se joue autour de la dette publique et du financement des États. Les règles interdisant le financement direct par les banques centrales ou imposant le recours aux marchés obligataires ne découlent d’aucune nécessité économique : elles résultent de décisions politiques, comme celles inscrites dans les traités européens. Pourtant, elles sont souvent présentées comme des contraintes naturelles, donc intouchables.

Certains économistes justifient ces règles par la crainte que l’État, libre de toute limite budgétaire, ne « dépense n’importe comment », surtout en période électorale. Cet argument révèle un glissement de la science vers l’idéologie : il ne s’agit pas d’une observation empirique, mais d’une prescription normative, fondée sur une méfiance envers la démocratie et une préférence pour la discipline des marchés. L’indépendance des banques centrales illustre cette logique : présentée comme un garde-fou technique, elle vise en réalité à limiter la capacité des gouvernements à orienter la dépense publique, au nom d’une stabilité monétaire souvent prioritaire sur d’autres enjeux sociaux.

4. De l’épistémologie à la morale

La distinction entre science positive et science normative n’est pas qu’une question académique : de mon point de vue, elle a des implications morales profondes. Réduire l’économie à des contraintes supposées naturelles, c’est masquer la dimension éthique des choix collectifs et leur impact sur la vie des citoyens.

John Rawls, dans sa Théorie de la justice, rappelle que l’organisation des institutions doit être évaluée selon des principes d’équité et de justice distributive. Les règles économiques ne sont donc pas neutres : elles structurent la répartition des ressources et déterminent l’accès aux biens publics. Présenter ces règles comme « incontournables » ou « naturelles » revient à légitimer l’injustice sociale.

Amartya Sen, pour sa part, élargit cette réflexion en insistant sur les capacités réelles des individus (capabilities). Une société juste ne se mesure pas seulement par les ressources ou revenus disponibles, mais par ce que chacun peut réellement faire ou être : sa santé, son éducation, sa liberté de participer à la vie sociale et économique. Sous cet angle, les contraintes budgétaires qui limitent l’action publique n’affectent pas seulement des chiffres sur un bilan, mais directement la possibilité pour chaque citoyen de mener une vie digne et épanouie.

Ainsi, l’austérité n’est pas seulement une erreur économique : elle est aussi une question morale. Elle sacrifie des besoins collectifs réels – santé, éducation, climat – à des contraintes artificielles et à la logique de marchés financiers. La véritable question n’est donc pas seulement « comment fonctionne l’économie ? », mais « quelles règles voulons-nous pour orienter ce fonctionnement vers le bien commun et la justice sociale ? ».

5. Conclusion

On justifie souvent les contraintes budgétaires et monétaires auto-imposées par une idée simple : sans elles, l’État dépenserait « sans limite ». Mais cet argument, en apparence pragmatique, est lui-même idéologique : il repose sur une méfiance vis-à-vis de la démocratie et sur la croyance que la rareté monétaire est le seul moyen de discipliner l’action publique.

Or, la véritable limite n’est pas financière mais réelle : force de travail, ressources, capacités productives, contraintes écologiques. C’est dans ce cadre tangible que devrait se situer la décision politique, et non dans celui de ratios arbitraires.

En ce sens, la dette publique n’est pas un problème technique que des règles comptables suffiraient à régler : elle est un enjeu politique et moral. Une société juste ne se définit pas par la rigueur de son budget, mais par sa capacité à garantir des biens fondamentaux à ses membres.

Reconnaître la dimension idéologique des règles actuelles, ce n’est pas confondre le monde tel qu’il est avec le monde tel qu’on le souhaiterait : c’est refuser de naturaliser des choix arbitraires qui produisent de l’injustice. C’est rappeler que l’économie, loin d’être une mécanique neutre, est un outil au service du projet de société que nous voulons construire.


Références

Foucault, M. (1978-1979). Naissance de la biopolitique : Cours au Collège de France (1978-1979). Gallimard/Seuil.

Keynes, J. M. (1936). Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie. Payot. (Original work published 1936)

Mitchell, W. F., Wray, L. R., & Watts, M. J. (2019). Macroeconomics. Red Globe Press.

Mosler, W. (1995). Soft Currency Economics. Valance Co.

Polanyi, K. (1944). La Grande Transformation : Aux origines politiques et économiques de notre temps. Gallimard.

Rawls, J. (1971). Théorie de la justice. Seuil.

Sen, A. (2009). L’idée de justice. Flammarion.

Smith, A. (1776). Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations. Flammarion.

Veblen, T. (1899). Théorie de la classe de loisir. Gallimard.

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