par
Justin P. Holt
Ce texte est la traduction commentée par Robert Cauneau – MMT France et par Ivan Invernizzi – MMT France / Rete MMT Italia, d’un article paru en 2017 dans Journal of Economic Issues.
Note du traducteur : le traducteur a inséré dans sa traduction un certain nombre de NdT afin d’apporter des rectifications, des commentaires et des développements complémentaires qu’il a jugés nécessaires à la compréhension du lecteur. Il a retiré de l’article un développement sur la MMT elle-même, ainsi qu’un autre sur la Garantie d’Emploi, dans la mesure où les éléments qu’ils contiennent figurent déjà dans de nombreux articles du blog.
Résumé
La théorie monétaire moderne est une hypothèse [NdT : la MMT est un paradigme, pas une hypothèse] concernant les dépenses fiscales et la nature de la monnaie. Je montre que la théorie monétaire moderne fournit deux informations intéressantes sur la justice distributive qui n’ont pas été abordées dans la récente littérature anglo-américaine sur la justice distributive: (i) la nature d’une monnaie souveraine fiat permet d’éviter certains conflits distributifs; et (ii) les récentes théories anglo-américaines sur la justice distributive supposent que l’économie est à pleine capacité [NdT : comprendre « plein emploi »]. Sur cette base, je considère si les résultats politiques de la théorie monétaire moderne peuvent aider à favoriser un sens de la justice.
Mots-clés: philosophie, théorie monétaire moderne, bien-être
JEL Classification Codes: A12, E12, I3
Je soutiens que la théorie monétaire moderne peut fournir deux aperçus intéressants de la justice distributive, qui n’ont pas été abordés dans la littérature anglo-américaine récente sur la justice distributive : à savoir (i) que la nature d’une monnaie fiat souveraine permet d’éviter certains conflits distributifs ; et (ii) que la théorie monétaire moderne fournit le fondement de l’idée que la littérature anglo-américaine récente sur la justice distributive suppose que l’économie considérée est à pleine capacité. Je me demande également si les résultats de la théorie monétaire moderne peuvent favoriser un sentiment de justice.
Pour plaider en faveur de ce qui précède, je donne d’abord un aperçu de la théorie monétaire moderne, en particulier de la nature d’une monnaie fiat souveraine et des opérations budgétaires qui en découlent en matière de dépenses, de fiscalité et d’émission d’obligations d’État [NdT : comme précisé plus haut, cette partie n’a pas été traduite, dans la mesure où les éléments qu’elle contient figurent déjà dans de nombreux articles du blog.] Deuxièmement, je discute des résultats politiques de la théorie monétaire moderne : la fourniture du plein emploi par le biais d’une garantie d’emploi et la fourniture de services publics (en particulier les pensions publiques). Troisièmement, je soutiens que, selon la théorie monétaire moderne, de nombreux conflits distributifs peuvent être évités et que les théories traditionnelles de justice distributive supposent que l’économie de leurs modèles est toujours à pleine capacité. John Rawls (1999) soutient qu’il est souhaitable qu’une société fasse preuve d’un sens de la justice, c’est-à-dire que sa propre conception du bien se reflète dans les principes d’une société juste et bien organisée. Quatrièmement, je me demande si les résultats de la théorie monétaire moderne peuvent fournir un mécanisme permettant à une société de développer un sens de la justice. Je présente mes conclusions dans la dernière section.
Théorie Monétaire Moderne
[…..]
Résultats de la MMT au niveau des politiques
Les économistes de la MMT s’intéressent aux résultats politiques d’une monnaie fiat souveraine et aux principes de la finance fonctionnelle. Comme nous l’avons vu plus haut, un pays qui émet sa propre devise n’a pas à financer ses dépenses par des impôts ou des émissions d’obligations. Cela élargit la portée de la politique budgétaire au-delà des problèmes politiques habituels de révoltes fiscales et de charges d’intérêts. Je discuterai plus tard de ces résultats importants de la MMT pour la justice distributive, mais j’aborderai dans cette section deux résultats de politique, qui sont d’un grand intérêt pour les auteurs de la MMT : la garantie d’emploi et le financement public des pensions.
La Garantie d’Emploi
[….]
Les Pensions Publiques
Les économistes de la MMT ont un intérêt général dans le financement des services publics. Ils ont accordé une attention particulière aux régimes de retraite publics (Mitchell et Mosler, 2006 ; Papadimitriou et Wray, 1999). Selon les principes de la MMT, dans la mesure où les dépenses d’un État souverain ne sont pas financées par des impôts ou des émissions obligataires, les problèmes de déficit de financement de la Sécurité sociale prennent un nouvel éclairage (SSA 2011, 46-62). Si un pays peut se permettre d’acheter des biens ou des services libellés dans sa propre monnaie fiat, alors, d’un point de vue financier, il n’y a pas de pénurie de financement pour les pensions publiques (Mitchell et Mosler 2006, 164).
Le vrai problème, selon les auteurs de la MMT, est la disponibilité de ressources réelles pour la garde des personnes à charge – qu’il s’agisse d’enfants, de personnes handicapées ou de personnes âgées. « Nous concluons que dans une économie à plein emploi, les décisions de dépenses intergénérationnelles se résument à des choix politiques parfois limités par la disponibilité réelle des ressources, mais jamais par des questions monétaires, maintenant ou à l’avenir » (Mitchell et Mosler 2006, 161). Étant donné qu’un gouvernement n’est jamais à court de recettes, il n’y a aucune raison d’économiser des recettes pour des projets futurs. De plus, l’impôt n’est pas destiné à financer les dépenses courantes. Par conséquent, l’augmentation des dépenses à l’avenir, pour les pensions ou tout autre projet, ne mérite pas une augmentation du fardeau fiscal aujourd’hui (Mitchell et Mosler, 2006, 167). Au lieu de cela, l’accumulation d’un excédent budgétaire du gouvernement drainerait les revenus du secteur privé et ralentirait la croissance, rendant plus difficile l’accumulation d’actifs réels pour les particuliers, y compris une main-d’œuvre instruite (Wray 1998, 157-158). Pour faire face à l’augmentation du taux de dépendance des enfants et des personnes âgées, il faudra des actifs réels pour répondre à leurs besoins. La meilleure façon de répondre à cette demande d’actifs réels est de maintenir le plein emploi (Mitchell et Mosler, 2006, 162). Le provisionnement des retraites publiques, et tout bien ou service fourni par le secteur public, n’est pas une question de dépenses. Il s’agit plutôt d’une offre suffisante d’actifs réels.
L’impact immédiat de la MMT sur la justice distributive
Jusqu’à présent, j’ai présenté les principales revendications, recommandations et résultats stratégiques de la MMT. Dans cette section, j’examinerai leur impact immédiat sur les questions de justice distributive. Les objectifs communs de la littérature sur la justice distributive ne sont pas seulement la satisfaction des besoins biologiques et sociaux de base des gens, mais aussi de leur permettre de participer à leur société en tant qu’égaux sur les plans politique, social et économique.[8] Ces besoins, et ce qui constitue l’égalité, font l’objet de grands débats. L’économie et la justice distributive contemporaine sont toutes deux des « enfants » de la philosophie morale des Lumières ; il n’est donc pas surprenant que les auteurs de la MMT disent quelque chose d’intéressant pour leur discipline sœur. Dans cette section, j’aborderai deux impacts immédiats : (i) la possibilité que certains des objectifs minimaux de la justice distributive puissent être atteints sans le conflit distributif habituel ; et (ii) un examen de l’idée, fondée sur la MMT, que la justice distributive contemporaine suppose une pleine capacité économique dans ses théories.
Éviter les conflits distributifs
Les recommandations de politique générale des auteurs de la MMT sont du type de celles qui permettraient de répondre aux besoins biologiques de base et de réduire les inégalités d’ordre social et économique. De plus, il n’y a pas d’ouverture à la péréquation stricte dans ces matières, ce qui est plus explicite dans les travaux de John Rawls, G.A. Cohen, John Roemer, Paul Gomberg, Elizabeth Anderson et Ronald Dworkin. En particulier, si une garantie d’emploi réduisait la pauvreté de ceux qui peuvent travailler et si un tel programme permettait de construire et de fournir de nouveaux biens et services à l’ensemble de la collectivité, il y aurait apparemment une réduction des inégalités économiques et sociales. De toute évidence, il y aurait un mouvement à la hausse de leurs revenus chez les personnes ayant les revenus les plus faibles en raison de l’augmentation des revenus monétaires et des services en nature fournis dans le cadre de la garantie d’emploi. Comme l’ont fait remarquer Dean Baker et Jared Bernstein (2013, p. 13-16), l’amélioration du taux de chômage fait augmenter de façon disproportionnée les salaires gagnés et les heures travaillées par les personnes du quartile de revenu le plus bas. On pourrait s’attendre à des résultats similaires pour d’autres personnes dont les prestations de retraite sont plus élevées et qui bénéficient de l’infrastructure et des services de soutien fournis par les travailleurs bénéficiant d’une garantie d’emploi. Ainsi, certains des objectifs typiques de la documentation sur la justice distributive sont atteints par les recommandations de politiques sur la MMT.
Comme je l’ai déjà dit, un pays qui émet sa propre monnaie fiat la met en circulation en dépensant. Les dépenses ne sont pas financées par l’impôt, les emprunts ou la saisie de biens immobiliers. Lorsqu’un pays dépense sa monnaie d’émission, il ne soustrait pas la richesse financière du secteur privé, mais l’ajoute en dépensant en déficit (Wray 2012, 120). En outre, les dépenses de l’État peuvent faciliter la création d’une véritable richesse à l’usage du secteur privé. L’État ne retire la richesse financière du secteur privé qu’en dégageant un excédent budgétaire (Wray 1998, 157). Le résultat de cette théorie concernant les dépenses publiques de déficit est que de nouveaux actifs sont créés sans redistribution de la richesse ex ante. Cela signifie qu’un pays peut créer des emplois et des services publics pour sa population sans avoir à taxer au préalable. Ainsi, certains des objectifs minimaux traditionnels de la justice distributive peuvent être atteints sans les conditions de justice habituellement requises, comme le sens de la justice de John Rawls ou l’éthique communautaire de G.A. Cohen (qui méritent le respect du principe de différence de Rawls ou de l’égalitarisme socialiste de Cohen, qui peuvent tous deux se traduire par une imposition redistributive).
Par exemple, la garantie d’emploi est financée par la création de monnaie, selon la MMT. L’État dépensera cette monnaie en salaires et en approvisionnement, habituellement en achetant l’approvisionnement du secteur privé. Il en résultera une augmentation de la richesse financière du secteur privé directement par l’utilisation de la garantie d’emploi et les effets multiplicateurs qui en découlent. La population en général bénéficiera également d’une augmentation en nature du bien-être grâce aux biens et services fournis par les travailleurs de la garantie d’emploi. Aucun patrimoine financier n’a été imposé pour payer les biens et services nouvellement créés. Le secteur privé reçoit des avantages financiers nets et réels. Si des impôts devaient être prélevés, ils serviraient à contrôler l’inflation, mais ce ne serait pas toujours nécessaire[9] [NdT : l’auteur de l’article confond l’inflation monétaire (diminution de la valeur de la devise) et un simple changement de la valeur relative de certains biens et services qui peut toujours se produire. Il utilise ici un discours post-keynésien, non un discours MMT, qui considère que la taxation n’a pas pour objet de maximiser la gestion de la stabilité des prix, mais d’assurer la demande de la devise.] .
Il s’agit là d’un résultat important et intéressant puisque deux des principaux objectifs de la documentation sur la justice distributive sont de fournir des arguments pour (et contre) la redistribution et les minimums sociaux dans les revenus monétaires et les biens et services en nature. Les principes de la MMT montrent que le plein emploi et la création nette de biens et services au profit de tous ne nécessitent pas de redistribution pour leur financement. Le conflit distributif n’est pas médiatisé par une argumentation morale, mais plutôt évité par les pouvoirs de dépenser d’une monnaie émise par un souverain.
Hypothèses concernant la capacité
La recherche de la MMT sur la nature des économies capitalistes modernes limitées par la demande met en lumière les hypothèses des auteurs de la justice distributive selon lesquelles les économies de leurs théories fonctionnent à pleine capacité [NdT : comprendre « plein emploi »]. William Mitchell et Joan Muysken (2008, ch. 7) rassemblent des données pour montrer que les économies capitalistes fonctionnent généralement en dessous de leur capacité. En outre, William Mitchell et Martin Watts (2004) critiquent l’hypothèse habituelle d’une économie à pleine capacité dans les travaux de Philippe Van Parijs. Rawls a une ouverture à la gestion de la demande dans sa théorie (Rawls 1999, 244). La conception générale de la distribution de Rawls est que les gains produits au sein d’une société sont dus à ceux qui ont les plus grands avantages et ne sont pas obtenus en utilisant le potentiel productif des personnes marginalisées, des chômeurs et des sous-employés. La redistribution, via le principe de la différence, est nécessaire pour que la société en général puisse profiter des richesses produites par les personnes en haut de l’échelle. Dans l’une de ses formes les plus définitives, le principe de différence stipule que » les inégalités sociales et économiques doivent être organisées de telle sorte qu’elles profitent le plus possible aux moins favorisés » (Rawls 1999, 266). Rawls commente également la nécessité de l’égalité pour préserver la fiscalité (Rawls 1999, xv et 245). Il affirme que la société ne peut accroître le bien-être des plus démunis sans redistribution. Cela signifie que la société fonctionne à pleine capacité et qu’il n’est pas facile de créer des ressources ; il faut donc les déplacer[10].
Dans son dernier grand ouvrage, Rescuing Justice and Equality, Cohen (2008) accorde une attention considérable aux arguments en faveur de l’imposition des personnes à revenu élevé afin d’accroître le bien-être des plus démunis. Il n’est pas question d’accroître le bien-être des plus démunis en activant les capacités inutilisées. Selon la théorie de Cohen, lorsque les pauvres s’en privent, c’est plutôt parce que les riches utilisent les ressources. De plus, dans une version de l’argument, Cohen discute des mouvements possibles de Pareto-superior (Cohen 2008, ch. 2). Afin de discuter d’un résultat comme étant optimal par rapport à Pareto, il ne peut y avoir de ressources non distribuées et l’économie fonctionne donc à pleine capacité dans les théories distributives de Cohen. Rawls et Cohen supposent non seulement que l’économie de leurs théories fonctionne à pleine capacité, mais aussi que de nouveaux biens et services ne peuvent être créés. Ce peut être le cas lorsque tous les biens d’équipement et la main-d’œuvre sont pleinement utilisés, mais dans les cas où il y a des contraintes sur la capacité des biens d’équipement – comme le constatent les auteurs du travail sous-employé – les travailleurs ayant la garantie d’emploi pourraient produire eux-mêmes la capacité nécessaire (Nell et Argyrous 2013, 150 ; Mitchel et Watts 2013, 10). Dans ces circonstances, une taxation pour la maîtrise de l’inflation peut s’avérer nécessaire puisque les travailleurs qui ont la garantie d’un emploi achèteraient une grande partie de ce dont ils ont besoin pour subsister dans les secteurs existants, qui sont à pleine capacité. Il en résulte que, même lorsqu’il y a des contraintes de capacité sur les biens d’équipement, bon nombre des objectifs minimaux de la littérature sur la justice distributive peuvent encore être atteints.
Avant de passer à d’autres préoccupations, y compris la nécessité possible d’une redistribution, je ferai des commentaires sur la vaste gamme de situations réelles auxquelles s’appliqueraient les connaissances de la MMT. Comme les économies capitalistes parvenues à maturité tendent vers la surcapacité et le chômage involontaire, il y a de nombreuses occasions pour que les dépenses de déficit, sans accompagnement d’une fiscalité redistributive, parviennent au plein emploi et à l’amélioration du bien-être matériel. Les situations où la documentation sur la justice distributive peut s’appliquer sont rares puisque les conditions d’utilisation de la pleine capacité et de chômage volontaire sont rares. Cela ne veut pas dire que les conclusions de la littérature sont sans fondement, comme je le dis dans la dernière section de cet article.
Quand redistribuer ?
Si les impôts ne servent pas à financer les dépenses des États souverains (mais plutôt à contrôler l’inflation [NdT: voir NdT précédente] et à créer une demande pour la monnaie de compte), et si le plein emploi, l’éradication de la pauvreté et l’augmentation des services publics ne nécessitent pas une taxation redistributive, y a-t-il besoin de redistribution ? De plus, si une nation qui émet sa propre monnaie fiat peut se permettre de vendre n’importe quoi dans sa propre monnaie, y a-t-il un besoin de redistribution fiscale ? Un pays émetteur de monnaie n’a pas besoin d’obtenir de la monnaie, et bon nombre de ses objectifs stratégiques peuvent donc être atteints en achetant les ressources nécessaires pour répondre aux besoins de sa population. La redistribution n’est pas nécessaire si les besoins et les droits des populations peuvent être satisfaits par des dépenses et la création de biens publics. Les objectifs politiques qui ne peuvent être atteints par des dépenses sont de deux types : (i) la réglementation et (ii) le contrôle des actifs réels. La réglementation peut être nécessaire pour protéger certains droits qui pourraient être soutenus par le revenu, mais qui ne sont pas satisfaits par le revenu. Deux exemples de ce genre de droits sont la valeur de la liberté et de l’égalité des chances. Même si les gens avaient des revenus égaux, ils peuvent ne pas être en mesure d’exprimer leur liberté de manière égale ou d’être considérés sur un pied d’égalité avec les autres. De plus, certains droits, comme la démocratie en milieu de travail ou la démocratie économique, peuvent être entravés par des droits de propriété privée. La réalisation de ces droits peut nécessiter la redistribution d’actifs réels pour permettre un contrôle démocratique de l’économie.
Une Société Juste et la MMT
Comme je l’ai montré jusqu’ici, la MMT permet d’atteindre bon nombre des objectifs traditionnels fondamentaux de la justice distributive, tout en évitant certains conflits distributifs. L’évitement de ces conflits distributifs est dû à la capacité d’une nation souveraine d’émettre sa propre monnaie et au fait que les économies capitalistes ne fonctionnent généralement pas à pleine capacité. Cela signifie que le plein emploi, l’éradication de la pauvreté et l’approvisionnement public ne doivent pas être financés par une taxation redistributive. Au-delà des perspectives intéressantes que fournit la MMT sur les problèmes de distribution, il y a la question additionnelle – et peut-être plus importante – de savoir si la MMT peut faire la lumière sur le développement d’un sens de la justice. Dans la sous-section qui suit, je passe en revue la conception qu’a Rawls du sens de la justice et je montre que les résultats de la politique de la MMT peuvent aider à développer un sens de la justice.
Le sens de la justice dans le travail de Rawls
Dans les dernières sections de La théorie de la justice, Rawls (1999, 414 et 500) tente d’identifier les conditions qui aideraient une personne à construire un sentiment d’allégeance à sa société au-delà de la satisfaction de ses propres intérêts. Rawls appelle ce sentiment un sentiment de justice. Une personne qui a le sens de la justice considère que le bon fonctionnement d’une société bien ordonnée est proportionnel à sa propre conception du bien. Cela signifie que le projet rationnel de vie d’une personne et le fonctionnement juste de la société sont une seule et même chose : » Le désir d’agir avec justice et le désir d’exprimer notre nature de personnes morales libres s’avèrent préciser ce qui est pratiquement parlant le même désir » (Rawls 1999, 501). Rawls (1999, 11-12) détermine ce qui est juste en fonction de ce qui serait choisi dans la situation juste et impartiale de la position originale sous le voile de l’ignorance. Le développement de l’adhésion personnelle d’une personne aux principes de justice est une question distincte liée au développement sociopsychologique d’une personne. Bref, la détermination de la justice et le développement de sa conception du droit et du bien, qui serait conforme à la justice, ne sont pas la même activité. Rawls donne un aperçu du développement moral d’une personne selon une théorie socio-psychologique de la satisfaction des besoins. Il y a trois étapes dans le développement moral d’une personne, ce que Rawls appelle les lois psychologiques. La première étape est la moralité de l’autorité, où l’enfant développe la capacité de comprendre la transgression morale des ordres et les attentes de ses parents. La deuxième étape est la moralité de l’association, où une personne comprend son rôle (moral et pratique) dans les diverses associations auxquelles elle appartient. La dernière étape est la moralité des principes, où une personne agit selon les principes de justice et non plus selon l’autorité ou les attentes de sa place dans la société (Rawls 1999, 405-419). Je ne m’intéresse qu’aux deux dernières étapes de cet article. [NdT : à la lumière du développement des études sur la psychologie des groupes, et, en général, de la construction des cultures, les sciences sociales fournissent une compréhension davantage complexe et problématique des aspects qui sont développées ici.]
Rawls décrit la moralité de l’association de la façon suivante :
Au fur et à mesure que les individus entrent dans l’association un par un au cours d’une période de temps, ou groupe par groupe (taille convenablement limitée), ils acquièrent ces attachements lorsque d’autres membres de longue date font leur part et se montrent à la hauteur des idées de leur station. Ainsi, si ceux qui sont engagés dans un système de coopération sociale agissent régulièrement avec l’intention évidente de faire respecter ses règles justes (ou justes), des liens d’amitié et de confiance mutuelle ont tendance à se développer entre eux, ce qui les maintient de plus en plus solidement dans le système. (Rawls 1999, 411-412)
Puisque le bon fonctionnement de ces associations permet à une personne de satisfaire sa conception du bien, les gens développent un désir pour leur continuation (Rawls 1999, 412-413). La moralité de l’association fournit un processus d’inertie sociale dans le développement de sentiments pour les institutions qui structurent la vie des gens dans une nation. L’inverse de cette étape se produit quand les gens sont incapables de développer leur conception du bien en association avec d’autres et que les opérations dans lesquelles ils coopèrent (s’ils le font) ne respectent pas des règles justes et équitables. Si tel est le cas, les gens ne développeront pas une morale d’association où le sentiment d’amitié et le désir de poursuivre ces activités sont encouragés[11].
Si les gens développent une moralité d’association, alors les conjectures de Rawls pourraient développer le désir moral pour la continuation des institutions de leur société, par opposition au simple désir d’intérêt personnel que les associations fonctionnant correctement favorisent. À cet effet, Rawls déclare :
Cette[troisième loi psychologique] stipule qu’une fois que les attitudes d’amour et de confiance, de sentiment amical et de confiance mutuelle ont été générées conformément aux deux lois psychologiques précédentes, la reconnaissance que nous et ceux dont nous nous occupons sommes les bénéficiaires d’une institution juste établie et durable tend à engendrer en nous le sens de la justice correspondant. Nous développons le désir d’appliquer et d’agir selon les principes de justice une fois que nous nous rendons compte à quel point les arrangements sociaux qui leur répondent ont favorisé notre bien et celui de ceux à qui nous sommes affiliés. Avec le temps, nous en viendrons à apprécier l’idéal d’une coopération humaine juste. (Rawls 1999, 414-415)
Cette troisième étape du développement moral – la moralité des principes – se produit lorsque les gens, qui vivent dans des sociétés justes qui fournissent des conditions raisonnables de réussite pour eux-mêmes et pour leurs amis, développent un attachement moral à leur société. Cet attachement moral implique l’hypothèse que l’on souhaiterait des résultats justes qui ne sont pas toujours à son avantage (seulement). Ce désir est le développement d’un sens de la justice : « Le sentiment de justice n’est pas un désir différent de celui d’agir selon des principes auxquels des individus rationnels consentiraient dans une situation initiale qui donne à chacun une représentation égale en tant que personne morale » (Rawls 1999, 418). Une condition essentielle pour agir en tant que personne morale n’est pas d’utiliser ses avantages pour contraindre les autres à accepter des conditions institutionnelles qui sont conçues pour son plus grand bénéfice. On cherche à obtenir un avantage mutuel en tant que personne morale, et non en tant qu’individu qui maximise son intérêt personnel (Rawls 1999, 11-14).
Le développement du sens de la justice exige l’existence d’une société qui fonctionne bien. Les gens doivent développer une morale d’association à partir d’opérations justes et personnellement bénéfiques, auxquelles ils participent afin de développer une morale de principes. Au sein d’une société qui n’est pas juste, cependant, il est courant pour les gens d’utiliser leurs avantages naturels, familiaux, économiques et sociaux pour obtenir des résultats qui sont personnellement avantageux, mais pas mutuellement avantageux. En l’absence d’institutions pour assurer la construction du sentiment d’appartenance, il semble peu probable que les individus seraient prêts à renoncer à leurs avantages pour construire de telles institutions. Selon les principes de la MMT, un pays qui émet sa propre monnaie fiduciaire a la capacité de dépenser autant qu’il le faut pour créer de telles institutions, sans avoir à redistribuer des avantages aux défavorisés.
L’utilisation de dépenses financées par le déficit peut produire un ensemble d’institutions qui développeraient le sentiment de la moralité de l’association. Si une garantie d’emploi permet d’atteindre le plein emploi, tout en fournissant des biens et des services à tous les membres de la société, ce sentiment pourrait être renforcé. Un tel programme procurerait des gains à tous, sans demander aux membres favorisés de la société de renoncer à leur position privilégiée. Même si les privilégiés ne sont pas imposés, ils continuent de bénéficier du plein emploi et de l’approvisionnement public grâce à l’effet multiplicateur, à la jouissance directe de l’approvisionnement public, à l’amélioration du capital humain des participants au programme et aux externalités positives de la réduction de la criminalité, de l’amélioration de la santé et du niveau de scolarité.[12] Grâce aux avantages mutuels, ce programme favoriserait les sentiments d’appartenance entre les participants et les bénéficiaires au programme. Une telle situation, je l’espère, jetterait les bases du développement d’un sens de la justice et, partant, de la possibilité pour les gens d’agir comme des personnes morales et non comme des maximisateurs individuels[13].
Conclusion
J’ai montré que la MMT offre des perspectives uniques et intéressantes sur les problèmes typiques de la justice distributive. Cependant, je ne considère ici que la possibilité d’atteindre bon nombre des objectifs approuvés par la littérature sur la justice distributive en théorie. La mise en œuvre effective des résultats de la politique de MMT doit résister aux vents des divers intérêts politiques. En particulier, l’amélioration de la situation des membres de la société les plus démunis peut s’avérer être un événement effrayant pour ceux qui apprécient la splendeur (réelle ou psychologique) du capitalisme mature. En réalité, ces bénéficiaires ont peu à craindre des programmes de plein emploi et d’éradication de la pauvreté. En effet, bon nombre d’entre eux en bénéficieraient financièrement et en accumulant des biens immobiliers. Néanmoins, le climat politique actuel dans les pays industrialisés avancés est un climat de conflit distributif, et la perception est que ce conflit est de nature à somme nulle. Si c’est la perspective dominante, alors les gens supposent que les gains des autres seront une perte pour soi-même. Ce sont des conditions qui provoquent des sentiments de rancune chez les mieux nantis et qui alimentent en outre leur perception que toutes les tentatives visant à corriger des situations injustes sont motivées par l’envie. J’ai tenté de montrer que de nombreux problèmes de répartition pourraient être résolus par la création nette de nouveaux actifs à peu ou pas de frais (financiers ou réels) pour ceux qui en bénéficient grandement dans le cadre des arrangements actuels. Cela ne signifie pas que des mesures raisonnables et mutuellement bénéfiques seront prises.
Notes
[….]
[8] Ces objectifs font explicitement partie des systèmes de justice distributive de John Rawls (1993, 1999), G.A. Cohen (2008), Ronald Dworkin (1981), John Roemer (1988), Amartya Sen (1992, 1999), Michael J. Sandel (2012), Elizabeth Anderson (2010), et Paul Gomberg (2007). Même dans l’œuvre de Robert Nozick (1974), qui est une voix dissidente distincte, on pourrait trouver des ouvertures à ce genre d’égalité.
Nozick (1974) s’appuie sur les transactions du marché pour obtenir des résultats non coercitifs et la préservation d’une une sorte d’égalité des chances (sur ce dernier point, voir les commentaires de Nozick sur la « catastrophe »[1974, 180]).
[9] Hyman Minsky (2013) présente les grandes lignes d’un programme similaire, en gardant à l’esprit le rôle politique de la difficulté des transferts pour réduire les inégalités. Il préconise un programme d’emploi public dans le cadre duquel les participants recevraient une grande partie de leur salaire des biens publics qu’ils créent (2013, 46).
[10] Ou, en réalité, ils ne peuvent pas être créés du point de vue de Rawls. Dans ce qui suit, je montre que les auteurs MMT ont une vision plus nuancée des contraintes de capacité.
[11] Ervin Staub (2004) présente une théorie d’une telle satisfaction négative des besoins psychologiques sociaux.
[12] La terminologie que j’utilise dans cet article est différente de celle utilisée par C.E. Ayres (1961). En particulier le terme » institution » utilisé dans le présent document pour désigner les fonctions technologiques et cérémonielles (Ayres 1978, xv-xvii et 99). Ainsi, une comparaison directe avec Ayers est difficile dans l’espace prévu. Néanmoins, il y a un fort chevauchement entre la notion d’Ayres du continuum technologique en tant que continuum technologique des moyens et la fin du développement de l’abondance, de la liberté et de l’égalité et l’utilisation du MMT pour assurer à la fois le plein emploi et le sens de la justice (Ayres 1961).
[13] James Galbraith (2013) discute de l’augmentation de la fraude et de la diminution de la fiabilité dans le cadre de l’étude de la troisième crise économique. Si la fraude est nécessaire pour maintenir la rentabilité, un changement dans le mode de fonctionnement du l’accumulation est nécessaire pour rétablir la rentabilité et la fiabilité. Un tel changement nécessite une action économique et sociale, à l’instar de l’argument que j’ai avancé dans cet article.
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Texte original : https://www.academia.edu
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