The Guardian
21 avril 2013
par David Graeber
Traduction par Robert Cauneau – MMT France
La justification intellectuelle de l’austérité est en ruines. Il s’avère que les économistes de Harvard Carmen Reinhart et Ken Rogoff, qui avaient initialement avancé l’argument selon lequel un « ratio dette/PIB » trop élevé entraînera toujours, nécessairement, une contraction de l’économie – et qui l’avaient fortement encouragé pendant le mandat de Rogoff comme économiste en chef du FMI -, avaient fondé tout leur argument sur une feuille de calcul erronée. La prémisse qui sous-tend les coupes sombres s’avère défectueuse. Rien ne prouve aujourd’hui avec certitude que des niveaux d’endettement élevés entraînent nécessairement une récession.
Verrons-nous donc un renversement de la politique ? Un océan de mea culpa de politiciens qui ont passé ces dernières années à dire aux personnes handicapées de renoncer à leur carte de bus et aux étudiants pauvres de renoncer à l’université, le tout sur la base d’une erreur ? Cela semble peu probable. Après tout, comme beaucoup d’autres et moi-même l’avons longtemps soutenu, l’austérité n’a jamais vraiment été une politique économique : en fin de compte, il s’agit toujours de morale. Nous parlons d’une politique de crime et de punition, de péché et d’expiation. Il est vrai que le péché originel n’a jamais été particulièrement clair : une combinaison, peut-être, d’évitement fiscal, de paresse, de fraude aux prestations et d’élection de dirigeants irresponsables. Mais dans un sens plus large, le message était que nous étions coupables d’avoir rêvé de sécurité sociale, de conditions de travail humaines, de pensions, de démocratie sociale et économique.
La moralité de la dette s’est révélée spectaculairement bonne au niveau des politiques. Elle semble fonctionner aussi bien sous n’importe quelle forme : le sadisme fiscal (les électeurs néerlandais et allemands croient vraiment que les citoyens grecs, espagnols et irlandais sont tous, collectivement, comme ils le disent, des « pécheurs de dettes », et font vœu de soutien aux politiciens prêts à les punir) ou le masochisme fiscal (les bourgeois vont vraiment voter en toute conscience pour des candidats qui leur disent que le gouvernement est fautif d’une débauche de dépenses, que ce sera difficile de leur serrer la ceinture, et que nous pouvons tous faire cela pour nos petits enfants). Les politiciens localisent les théories économiques qui fournissent des équations « flashy » pour justifier la politique ; leurs auteurs, comme Rogoff, sont célébrés comme des oracles ; personne ne se donne la peine de vérifier si les chiffres font réellement sens.
S’il est réellement nécessaire de prouver que la théorie est choisie en fonction de la politique, il suffit de considérer la réaction des politiciens face aux économistes qui osent suggérer que ce cadre moralisateur est inutile ; ou qu’il pourrait y avoir des solutions qui n’impliquent pas de souffrance humaine étendue.
Avant même que nous ne sachions que l’étude de Reinhart et Rogoff était tout simplement erronée, beaucoup avaient souligné que leur enquête historique ne faisait aucune distinction entre les effets de la dette, d’une part, sur des pays comme les États-Unis ou le Japon – qui émettent leur propre monnaie et ont donc leur dette libellée dans leur monnaie – et, d’autre part, sur des pays comme l’Irlande, la Grèce, qui ne le font pas. Mais la véritable solution à la crise des euro-obligations, selon certains, réside précisément dans cette distinction.
Pourquoi le Japon n’est-il pas dans la même situation que l’Espagne ou l’Italie ? Son ratio de la dette publique au PIB est l’un des plus élevés au monde (deux fois plus élevé que celui de l’Irlande), et il est régulièrement présenté dans des magazines comme The Economist comme un exemple prima facie d’une situation économique catastrophique, ou du moins, comme un moyen de ne pas gérer une économie industrielle moderne. Pourtant, ils n’ont aucun problème à recueillir des fonds. En fait, le taux de leurs obligations à 10 ans est inférieur à 1 %. Pourquoi ? Parce qu’il n’y a pas de risque de défaut. Tout le monde sait qu’en cas d’urgence, le gouvernement japonais pourrait simplement imprimer la monnaie. Et la monnaie japonaise, à son tour, sera toujours bonne parce qu’il y a une demande constante la concernant de la part de toute personne devant payer des impôts japonais.
C’est précisément ce que l’Irlande, ou l’Espagne, ou l’un des autres pays en difficultés du sud de la zone euro, ne peuvent faire. Étant donné que seule la Banque centrale européenne dominée par l’Allemagne peut imprimer des euros, les investisseurs en obligations irlandaises craignent les défauts de paiement, et les taux d’intérêt sont augmentés en conséquence. D’où le cercle vicieux de l’austérité. Étant donné qu’un pourcentage plus élevé des dépenses publiques doit être réorienté vers le paiement de taux d’intérêt à la hausse, les budgets sont réduits, les travailleurs sont licenciés, l’économie se contracte et l’assiette fiscale se rétrécit, ce qui réduit davantage les recettes publiques et augmente encore le risque de défaillance. Enfin, les représentants politiques des créanciers sont contraints de proposer des « plans de sauvetage », annonçant que, si le pays fautif est prêt à châtier suffisamment ses malades et ses personnes âgées, et à briser les rêves et les aspirations d’un pourcentage suffisant de sa jeunesse, il prendra des mesures pour s’assurer que les obligations ne seront pas en défaut.
Warren Mosler et Philip Pilkington sont deux économistes qui osent penser au-delà des entraves de l’économie d’austérité de style Rogoff. Ils appartiennent à l’école de Modern Monetary Theory (MMT), qui examine comment la monnaie fonctionne réellement, plutôt que comment elle devrait fonctionner. Sur cette base, ils ont fait valoir avec force que si nous revenons à ce problème fondamental de la création de la monnaie, nous pourrions bien découvrir que rien de tout cela n’est jamais nécessaire au départ. En collaboration avec le Levy Institute du Bard College, ils proposent une solution ingénieuse, mais élégante, à la crise des euro-obligations. Pourquoi ne pas simplement ajouter un peu de langage juridique aux obligations irlandaises, par exemple, en déclarant qu’en cas de défaut, ces obligations pourraient elles-mêmes être utilisées pour payer les impôts irlandais ? Les investisseurs seraient rassurés sur le fait que les obligations resteraient » rentables » même dans les pires crises – car même s’ils ne faisaient pas d’affaires en Irlande et n’avaient pas à payer d’impôts irlandais, il serait assez facile de les vendre à un prix légèrement inférieur à celui d’un investisseur qui en fait. Une fois que les investisseurs potentiels auront compris le nouvel arrangement, les taux d’intérêt tomberont de 4 à 5 % à 1 à 2 %, et le cycle d’austérité sera rompu.
Pourquoi ce plan n’a-t-il pas été adopté ? Lorsqu’il a été proposé au parlement irlandais en mai 2012, le ministre des Finances Michael Noonan rejeta le plan pour des raisons totalement arbitraires (il affirma que cela signifierait traiter certains détenteurs d’obligations différemment des autres, et ignora ceux qui ont rapidement souligné que les obligations existantes pourraient facilement obtenir le même statut juridique, ou bien, être échangées contre des obligations bénéficiant d’un régime fiscal). Personne ne sait exactement quelle en était la véritable raison, si ce n’est peut-être une peur bureaucratique instinctive de l’inconnu.
Il n’est même pas sûr que certains seraient lésés par un tel plan. Les investisseurs seraient heureux. Les citoyens verraient un soulagement rapide à la suite des coupes sombres. Il n’y aurait plus besoin de sauvetage financier. Cela pourrait certes ne pas fonctionner dans des pays comme la Grèce, où le recouvrement des impôts est, disons, moins fiable, et cela pourrait ne pas éliminer complètement la crise. Mais cela aurait très certainement des effets salutaires majeurs.
Si les politiciens refusent de l’envisager – comme ils l’ont fait jusqu’à présent -, il est difficile de trouver une autre raison que la pure incrédulité, à la pensée que le grand drame moral des temps modernes pourrait en réalité n’être rien de plus que le produit d’une théorie erronée et de séries de données défectueuses .
Article original : The Guardian
Illustration par Andrzeg Krauze