Le chartalisme et l’approche fiscale de la monnaie

par

Pavlina R. Tcherneva *

01/01/2007


Traduction par Robert Cauneau – MMT France


1. Introduction

Les économistes, les numismates, les sociologues et les anthropologues se penchent depuis longtemps sur la question dérangeante : « Qu’est-ce que la monnaie ? Et il semble que la « folie babylonienne » de Keynes ait contaminé une nouvelle génération de chercheurs déstabilisés par les récits conventionnels sur les origines, la nature et le rôle de la monnaie.[1]. Parmi eux, on trouve les partisans d’une approche hétérodoxe appelée « chartalisme », « néochartalisme », « monnaie fiscale », « monnaie moderne » ou « monnaie en tant que créature de l’État ».

La contribution chartaliste repose sur la reconnaissance du fait que la monnaie ne peut pas être étudiée de manière appropriée en dehors des pouvoirs de l’État, qu’il s’agisse des États-nations modernes ou des anciens organes de l’Etat. Elle offre donc une vision diamétralement opposée à celle de la théorie orthodoxe, où la monnaie émerge spontanément comme moyen d’échange à partir des tentatives d’individus entreprenants pour minimiser les coûts de transaction du troc. L’histoire standard considère que la monnaie est neutre – un voile, un simple moyen d’échange, qui lubrifie les marchés et tire sa valeur de son contenu métallique.

Le chartalisme, quant à lui, postule que la monnaie (au sens large) est une unité de compte, désignée par une autorité publique à des fins d’échange pour la codification des obligations de la dette sociale. Plus précisément, dans le monde moderne, cette relation de dette se situe entre la population et l’État-nation sous la forme d’une dette fiscale. Ainsi, la monnaie est une créature de l’État et un crédit d’impôt pour éteindre cette dette. Si la monnaie doit être considérée comme un voile, c’est un voile de la nature historiquement spécifique de ces relations de dette. Par conséquent, le chartalisme insiste sur une analyse historiquement fondée et socialement intégrée de la monnaie.

Ce chapitre fait la distinction entre plusieurs propositions chartalistes générales sur l’origine, la nature et le rôle de la monnaie, et plusieurs propositions spécifiques sur la monnaie dans le contexte moderne. Il ne propose qu’un examen superficiel du dossier historique pour mettre en lumière les caractéristiques essentielles de la monnaie mises en avant par la tradition chartaliste. Les idées chartalistes ne sont pas nouvelles, bien qu’elles soient plus étroitement associées aux écrits de Georg Friedrich Knapp de l’école historique allemande. Ainsi, le chapitre passe brièvement en revue les exemples de l’histoire de la pensée qui ont mis l’accent sur la nature chartale de la monnaie. Le document expose ensuite le chartalisme, en clarifiant certains aspects des concepts et en soulignant les implications pour les monnaies modernes. Il se termine par une discussion des diverses applications de cette approche à la politique.

Le chartalisme : les propositions générales

L’histoire nous incite à examiner le chartalisme en fonction de ses propositions générales et spécifiques. Ces dernières traitent de la nature de la monnaie dans le contexte moderne, et bien que le chartalisme ne doive pas être étroitement identifié à l’approche de la monnaie moderne, les propositions spécifiques sont plus importantes pour comprendre les économies d’aujourd’hui, les monnaies modernes et la politique monétaire et fiscale des États.

Très brièvement, les grandes propositions du chartalisme sont :

  1. La vision atomistique de l’apparition de la monnaie comme moyen d’échange pour minimiser les coûts de transaction du troc entre des individus maximisant l’utilité ne trouve aucun support dans les archives historiques.
  2. Le contexte approprié pour l’étude de la monnaie est culturel et institutionnel, avec un accent particulier sur les considérations sociales et politiques.
  3. Par conséquent, les chartalistes situent les origines de la monnaie dans le secteur public, quelle que soit la définition au sens large.
  4. Dans sa nature même, la monnaie est une relation sociale d’un type particulier – c’est une relation de crédit-dette.
  5. Le chartalisme offre une vision stratifiée des relations sociales de dette où la monnaie définitive (la responsabilité du corps dirigeant) se situe au sommet de la hiérarchie.
  6. La monnaie fonctionne d’abord et avant tout comme une unité de compte abstraite, qui est ensuite utilisée comme moyen de paiement et de règlement des dettes. L’argent, le papier, l’or ou toute autre « chose » servant de moyen d’échange n’est que la manifestation empirique de ce qui est essentiellement une unité de compte administrée par l’État. Ainsi, la fonction de la monnaie comme moyen d’échange est accessoire et contingente à ses deux premières fonctions d’unité de compte et de moyen de paiement.
  7. De là, comme Ingham l’a si bien dit, la monnaie de compte est  » logiquement antérieure et historiquement antérieure à l’échange marchand » (2004 : p. 25).

Le néo-chartalisme : les propositions spécifiques

La renaissance récente de la tradition chartaliste, également appelée néo-chartalisme, monnaie fiscale, ou l’approche de la monnaie moderne, s’intéresse particulièrement à la compréhension des devises modernes. Ainsi, les chartalistes contemporains avancent plusieurs propositions spécifiques sur la monnaie dans le monde moderne :

  1. Les monnaies modernes existent dans le contexte de certains pouvoirs étatiques. Les deux pouvoirs essentiels sont :
    (a) le pouvoir de prélever des impôts sur ses sujets, et
    (b) le pouvoir de déclarer ce qu’il accepte en paiement des impôts.
  2. Ainsi, l’État délimite la monnaie comme étant celle qui sera acceptée aux bureaux de l’État pour éteindre la dette envers l’État.
  3. L’objectif de l’impôt n’est pas de financer les dépenses de l’État, mais de créer une demande de monnaie, d’où le terme de « monnaie fiscale ».
  4. Logiquement, et dans la pratique, les dépenses publiques précèdent l’impôt, afin de fournir ce qui est nécessaire pour payer les impôts.
  5. Dans le monde moderne, les États ont généralement le monopole de l’émission de leur monnaie. Les États qui contrôlent souverainement leur monnaie (c’est-à-dire qui ne sont pas soumis aux restrictions des taux de change fixes, de la dollarisation, d’unions monétaires ou de caisses d’émission) ne sont pas confrontés à des contraintes financières opérationnelles (bien qu’ils puissent être confrontés à des contraintes politiques).[2]
  6. Les nations qui émettent leur propre monnaie n’ont pas besoin d’emprunter ou de prélever des impôts pour financer leurs dépenses. Alors que les impôts créent une demande pour la monnaie, l’emprunt est une opération ex ante de maintien des taux d’intérêt. Cela conduit à des conclusions politiques radicalement différentes.
  7. En tant que détenteur du monopole sur sa devise, l’État a également le pouvoir de fixer les prix, qui comprennent à la fois le taux d’intérêt et la façon dont la devise s’échange contre d’autres biens et services.

Le néo-chartalisme s’inscrit à juste titre dans le cadre de la grande école de pensée chartaliste. Lorsqu’on dit que « la monnaie est une créature de l’État » ou que « les impôts sont le moteur de la monnaie », il est important de garder deux choses à l’esprit. Premièrement, le terme « État » ne désigne pas seulement les États-nations modernes, mais aussi toute autorité dirigeante, comme un État souverain, un ancien palais, un prêtre, un temple ou un gouverneur colonial. Deuxièmement, le terme « impôt » désigne non seulement l’impôt moderne sur le revenu, les successions ou tout autre impôt sur le capital, mais aussi toute obligation non réciproque envers cette autorité étatique – amendes obligatoires, frais, droits, tributs, taxes et autres obligations.

Avant de détailler les propositions générales et spécifiques du chartalisme, les deux sections suivantes examinent brièvement l’histoire des origines de la monnaie et la reconnaissance de la nature chartale de la monnaie dans l’histoire de la pensée.

2. Histoire de la monnaie

Les chartalistes insistent sur une étude de la monnaie ancrée dans la société et fondée sur l’histoire. Bien qu’une chronique concluante de sa genèse soit peut-être impossible à réaliser, ils se tournent vers une analyse historiquement informée pour déterrer un compte rendu plus précis de la nature, de l’origine et du rôle de la monnaie.[3]

Genèse de la monnaie

C’est un fait bien établi que la monnaie a précédé la frappe de monnaie de près de 3000 ans. Ainsi, les Chartalistes visent à corriger une erreur courante qui consiste à confondre les origines de la monnaie avec les origines du monnayage (Innes, 1913 : p. 394, Knapp, 1924 : p. 1, Hudson, 2003 : p. 40).

Très généralement, ils avancent deux récits des origines de la monnaie. Grierson (1977), Goodhart (1998) et Wray (2001) affirment que la monnaie trouve son origine dans les anciens systèmes pénaux qui instituaient des barèmes d’amendes compensatoires, semblables au wergild, comme moyen de régler sa dette envers la partie lésée pour les méfaits infligés. Ces dettes étaient réglées selon un système complexe de décaissements, qui ont finalement été centralisés en paiements à l’État pour les crimes. Par la suite, l’autorité publique a ajouté diverses autres amendes, droits, redevances et taxes à la liste des obligations obligatoires de la population.

La deuxième version proposée par Hudson (2003), et soutenue par certains assyriologues (ibid. : p. 45, n. 3), fait remonter les origines de la monnaie aux temples et palais mésopotamiens, qui ont développé un système élaboré de comptabilité interne des crédits et des dettes. Ces grandes institutions publiques ont joué un rôle clé dans l’établissement d’une unité de compte générale et d’une réserve de valeur (initialement pour la tenue des comptes internes mais aussi pour l’administration des prix). Hudson soutient que la monnaie a évolué à travers les institutions publiques en tant que poids normalisé, indépendamment de la pratique des paiements de préjudice.

Ces histoires ne s’excluent pas mutuellement. Comme le suppose Ingham, puisqu’il existait un système de dettes pour les transgressions sociales dans les sociétés prémésopotamiennes, il est très probable que  » le calcul des obligations sociales s’est transformé en un moyen de mesurer les équivalences entre les marchandises  » (2004 : p. 91). L’analyse de l’Égypte ancienne par Henry (2004) fait le lien entre les deux récits. En Égypte, comme en Mésopotamie, la monnaie est née de la nécessité pour la classe dirigeante de tenir une comptabilité des récoltes agricoles et des excédents accumulés, mais elle a également servi à comptabiliser le paiement des prélèvements, du tribut étranger et des obligations tribales envers les rois et les prêtres[4].

L’importance des archives historiques est de : (1) délimiter la nature de la monnaie en tant que relation de dette sociale ; (2) souligner le rôle des institutions publiques dans l’établissement d’une unité de compte standard en codifiant les schémas comptables et les listes de prix ; et (3) montrer que dans tous les cas, la monnaie était un phénomène pré-marché, représentant initialement une unité de compte abstraite et un moyen de paiement, et seulement plus tard un moyen d’échange généralisé.

Le chartalisme de la monnaie

L’exposé ci-dessus donne une première indication sur la nature chartale de la monnaie. L’histoire révèle le rôle de l’autorité publique dans l’établissement d’un équivalent universel pour mesurer les dettes et dans la détermination de la « chose » qui sera utilisée pour correspondre à cette mesure comptable.

Comme l’explique Knapp, les paiements sont toujours mesurés en unités de valeur (1973 [1924] : pp. 7-8). La monnaie est donc chartale parce que l’État  » proclame […] qu’une pièce de telle ou telle description sera valable pour tant d’unités de valeur  » (ibid. : p. 30). Et peu importe le matériau qui sera utilisé pour correspondre à ces unités de valeur. La monnaie est un « billet » ou un « jeton » utilisé comme moyen de paiement ou comme mesure de la valeur. Le moyen de paiement,  » qu’il s’agisse de pièces ou de mandats  » ou de tout  » objet fait d’une matière sans valeur « , est un  » objet porteur de signes  » auquel  » l’ordonnance [de l’État] donne un usage indépendant de sa matière  » (ibid. : p. 32).

C’est ce qui donne son nom au Chartalisme :  » Peut-être que le mot latin « Charta » peut avoir le sens de billet ou de jeton… « . Nos moyens de paiement ont cette forme de jeton, ou Charta » (ibid.). Par la suite, Knapp définit la monnaie comme étant toujours un « moyen de paiement chartal » (ibid. : p. 38).

Il est important de distinguer entre la « monnaie de compte » et la « monnaie-chose », c’est-à-dire entre l’unité de compte abstraite et l’objet physique qui lui correspond. Keynes explique : La monnaie de compte est la description ou le titre et la monnaie est la chose qui répond à la description » (Keynes, 1930 : pp. 3-4, soulignement original). Les théories orthodoxes ne parviennent pas à différencier la monnaie de compte de l’objet empirique qui sert de monnaie, ce qui conduit à plusieurs énigmes insolubles de la théorie monétaire (voir ci-dessous).

Enfin, la monnaie  » définitive  » est celle qui est acceptée aux caisses de l’État : le caractère chartal s’est développé […] car l’État déclare que les pièces ont telle ou telle apparence et que leur validité est fixée par proclamation  » (Knapp, 1973 [1924] : p. 36). De même, Keynes affirme que

« l’âge de la monnaie chartale ou d’État a été atteint lorsque l’État a revendiqué le droit de déclarer quelle chose devait répondre comme monnaie à la monnaie de compte courante – lorsqu’il a revendiqué le droit non seulement d’appliquer le dictionnaire mais aussi d’écrire le dictionnaire » (Keynes, 1930 : p. 5).

De la Mésopotamie et de l’Égypte aux économies modernes, les souverains, les gouverneurs et les États-nations ont toujours « écrit le dictionnaire ». Le chartalisme est donc en mesure d’expliquer pourquoi des objets apparemment sans valeur, tels que des bâtons, des tablettes d’argile ou du papier, ont été utilisés comme monnaie.[5] Les autorités étatiques n’ont pas seulement choisi la monnaie de compte et déclaré quelle « chose » répondrait comme monnaie, mais elles ont également utilisé la fiscalité comme un véhicule pour lancer de nouvelles monnaies. Cela n’est peut-être nulle part plus clair que dans les cas de l’Afrique coloniale.

Les économies africaines ont été monétisées en imposant des taxes et en insistant sur le paiement des taxes avec la monnaie européenne. L’expérience du paiement des impôts n’était pas nouvelle pour l’Afrique. Ce qui était nouveau, c’était l’exigence que les impôts soient payés en monnaie européenne. Le paiement obligatoire des impôts en monnaie européenne était une mesure critique dans la monétisation des économies africaines ainsi que dans la propagation du travail salarié. (Ake, 1981 : p. 34)

Les taxes monétaires [en Afrique] ont été introduites sur de nombreux biens – bétail, terres, maisons et les gens eux-mêmes. La monnaie pour payer les taxes était obtenue en cultivant des cultures de rente ou en travaillant dans les fermes européennes ou dans leurs mines. (Rodney, 1972 : p. 165, c’est nous qui soulignons)

L’obligation de payer les impôts en monnaie européenne était tout ce qu’il fallait pour que les tribus colonisées commencent à utiliser la nouvelle monnaie. L’impôt obligeait les membres de la communauté à vendre des biens et des services aux colonisateurs en échange de la monnaie qui leur permettait de s’acquitter de leur obligation fiscale. La fiscalité s’est avérée être un moyen très efficace de contraindre les Africains à se lancer dans la production de cultures commerciales et à proposer leur travail à la vente (voir également Forstater, 2005).

Les autorités publiques, comme les gouverneurs coloniaux, ont non seulement « écrit le dictionnaire » mais l’ont fait pendant plusieurs millénaires. Comme l’a souligné Keynes, la monnaie est une monnaie chartale depuis au moins 4000 ans :

L’État intervient donc d’abord comme l’autorité de droit qui impose le paiement de la chose qui correspond au nom ou à la description du contrat. Mais il intervient doublement quand, en plus, il revendique le droit de déterminer et de déclarer quelle chose correspond au nom, et de modifier sa déclaration de temps en temps – quand, c’est-à-dire, il revendique le droit de rééditer le dictionnaire. Ce droit est revendiqué par tous les États modernes et il l’est depuis au moins quatre mille ans. C’est lorsque ce stade de l’évolution de la monnaie a été atteint que le chartalisme de Knapp – la doctrine selon laquelle la monnaie est une création particulière de l’État – est pleinement réalisé. . . . Aujourd’hui, toute la monnaie civilisée est, au-delà de toute possibilité de contestation, chartaliste. (Keynes, 1930 : pp. 4-5)

3. La monnaie chartale dans l’histoire de la pensée

De nombreux chercheurs, orthodoxes et hétérodoxes, ont traité de la nature chartale de la monnaie. Wray (1998) et Forstater (2006) ont documenté ces cas dans l’histoire de la pensée. Leurs enquêtes semblent indiquer deux lignes de recherche distinctes : 1. La première utilise la nature chartale de la monnaie pour identifier son rôle dans l’évolution des marchés (Ingham, Henry), l’introduction de nouvelles monnaies, la propagation des États centralisés (Polanyi, Lovejoy), et l’émergence du capitalisme et du travail salarié (Marx, Ake). 2. La seconde détecte la nature fiscale de la monnaie dans ses tentatives de découvrir pourquoi un papier apparemment sans valeur circule comme moyen d’échange (Smith, Say, Mill, Wicksteed).

Dans le premier groupe de chercheurs, par exemple, Polanyi rejette clairement le traitement traditionnel des cauris comme  » monnaie primitive  » (Forstater, 2006). En étudiant l’introduction de la monnaie non métallique en Afrique, Polanyi observe que le cauris existait aux côtés des monnaies métalliques, qui étaient déjà bien établies sur le continent. Le cauris était, en fait, un exemple du  » lancement d’une monnaie en tant qu’instrument de taxation  » (1966 : p. 189, cité dans Forstater, 2006). Polanyi affirme en outre que l’émergence de monnaies non métalliques doit être considérée à juste titre  » comme une caractéristique de l’expansion à la fois de l’État centralisé et des marchés alimentaires dans les premiers empires [africains], qui a laissé son empreinte sur l’histoire locale de la monnaie  » (ibid.).

Lovejoy (comme Ake et Rodney ci-dessus) rapporte de même que la fiscalité au Nigeria précolonial était utilisée pour générer une demande de nouvelles monnaies :

Les émirats [du Nigéria] payaient également leurs taxes en cauris, de sorte que le système d’imposition garantissait effectivement que les gens participaient à l’économie de marché et utilisaient la monnaie – une politique remarquablement similaire à celle que les régimes coloniaux ultérieurs ont suivie dans leurs efforts pour faire accepter leurs propres monnaies. (Lovejoy, 1974 : p. 581, cité dans Forstater, 2006)

Marx a également écrit sur l’impératif fiscal qui sous-tend la monnaie moderne, mais il s’est concentré sur son rôle dans l’essor du capitalisme et du travail salarié. Il est bien connu que Marx avait une théorie de la monnaie marchandise, mais il n’en soulignait pas moins que les relations monétaires obscurcissent les relations sociales sous-jacentes de la production (Ingham, 2004 : p. 61). Ceci, selon Forstater, a joué un rôle clé dans l’accent mis par Marx sur le rôle de la fiscalité et de l’État dans la monétisation des économies primitives et l’accélération de l’accumulation du capital (voir l’analyse détaillée dans Forstater, 2006). La transformation de toutes les taxes en taxes monétaires a conduit à la transformation de toute la main-d’œuvre en travail salarié, un peu comme l’expérience coloniale africaine ci-dessus (Marx, 1857).

Le deuxième groupe de chercheurs qui a envisagé l’idée d’une monnaie fiscale était celui des personnes concernées par la valeur de la monnaie et celles qui ont tenté de résoudre l’énigme (néo)classique, à savoir pourquoi certaines unités de matière apparemment inutiles circulent comme moyen d’échange alors que d’autres, de valeur apparente, ne le font pas.

Il n’est pas nécessaire de chercher plus loin que dans La richesse des nations d’Adam Smith pour reconnaître la nature chartale de la monnaie et le rôle de l’impôt.[6]

Un prince, qui décréterait qu’une certaine proportion de ses impôts doit être payée en papier-monnaie d’une certaine sorte, pourrait ainsi donner une certaine valeur à ce papier-monnaie, même si le terme de sa décharge et de son rachat définitifs doit dépendre entièrement de la volonté du prince. (Smith, 1776 : p. 312)

Forstater rapporte que Say et Mill ont eux aussi reconnu que le papier avait une valeur parce qu’il était  » rendu efficace pour acquitter les demandes perpétuellement récurrentes de l’impôt public  » (Say, 1964 [1880] : p. 280, cité dans Forstater, 2006) et parce que l’État avait consenti  » à le recevoir en paiement des impôts  » (Mill, 1848 : p. 542-3, cité dans Forstater, 2006). Mill ajoute que, si l’émetteur est l’État souverain, il peut fixer arbitrairement la quantité et la valeur du papier-monnaie (ibid.). Mill semble ici reconnaître l’affirmation des Chartalistes selon laquelle l’État souverain, en fait,  » écrit le dictionnaire  » en choisissant l’unité de compte et en fixant arbitrairement sa valeur. Enfin, Wicksteed reconnaît explicitement le rôle de la fiscalité comme méthode pour créer un désir perpétuel de monnaie afin que l’État puisse acquérir tous les biens et services nécessaires à ses objectifs officiels et autres (Wicksteed, cité dans Forstater, 2006).

Bien que l’approche de la monnaie fiscale trouve un certain soutien dans l’histoire de la pensée économique, la simple reconnaissance de l’impératif fiscal derrière la monnaie n’était pas suffisante pour tirer toutes les implications et les prolongements logiques derrière le caractère chartal de la monnaie. Il est clair que les économistes néoclassiques ont eu du mal à comprendre l’utilisation du papier-monnaie, mais la nature fiscale de la monnaie ne cadrait tout simplement pas avec la vision traditionnelle de la monnaie en tant que voile. Ainsi, la section suivante récapitule la position chartaliste par le biais d’une comparaison avec l’histoire orthodoxe ou – comme Knapp (1973 [1924]) et Goodhart (1998) l’appellent – la position métalliste.

4. Métallisme vs Chartalisme

Certaines des différences entre le Métallisme et le Chartalisme (respectivement M-théorie et C-théorie [Goodhart, 1998]) ont déjà fait surface dans les sections précédentes. L’histoire traditionnelle des origines, de la nature et du rôle de la monnaie n’est que trop familière. Selon la théorie M, les marchés se sont d’abord formés en raison de la disposition inhérente des individus à l’échange. Au fil du temps, la monnaie est naturellement apparue pour lubrifier ces marchés en réduisant considérablement les coûts de transaction.

La M-théorie se concentre sur la monnaie en tant que moyen d’échange. Sa valeur découle des propriétés intrinsèques de la marchandise qui la soutient – généralement un type de métal précieux (d’où le terme de métallisme). La monnaie doit son existence à des agents rationnels qui choisissent spontanément une marchandise à échanger, pressés par les exigences de la double coïncidence des besoins (Goodhart, 1998 : p. 410). La monnaie trouve donc son origine dans le secteur privé et n’existe que pour faciliter les transactions du marché. Comme la monnaie n’a pas de propriétés particulières qui lui confèrent un rôle principal, l’analyse monétaire s’efface devant l’analyse « réelle ».

Comme l’analyse orthodoxe repose sur le bon fonctionnement des marchés privés, elle fait généralement abstraction du rôle (ou de l’intervention) de l’État. L’absence de tout lien entre l’État et la monnaie explique également pourquoi la théorie M ne peut rendre compte de la relation importante et presque universelle « une nation, une monnaie » (Goodhart, 1998). Le métallisme a du mal à trouver une valeur dans la monnaie fiduciaire moderne, qui n’est plus soutenue par aucune marchandise de valeur intrinsèque. Pour la théorie M, la monnaie papier circule parce que les États ont usurpé le contrôle de la monnaie et parce qu’elle continue à réduire les coûts de transaction du troc (Goodhart, 1998 : p. 417, n. 21)

Les chartalistes trouvent plusieurs problèmes dans l’histoire des Métallistes. Plus précisément, ils identifient deux arguments circulaires, qui ont trait à l’utilisation de la monnaie comme moyen d’échange, moyen de paiement et réserve de valeur abstraite. Le premier concerne l’existence de la monnaie. Pour la théorie M, la monnaie est la conséquence du fait que des agents rationnels « détiennent la marchandise la plus échangeable dans une économie de troc » (Ingham, 2000 : p. 20). En d’autres termes : (a) la monnaie est universelle parce que les agents rationnels l’utilisent ; et (b) les agents rationnels l’utilisent parce qu’elle est universelle. Les tentatives de résoudre cette circularité en se concentrant sur le rôle de la monnaie dans la réduction des coûts de transaction n’ont pas été satisfaisantes.

Les difficultés logiques proviennent du « problème d’identification » : les avantages de l’utilisation d’une marchandise particulière comme moyen d’échange ne peuvent être reconnus qu’après que cette marchandise ait déjà été utilisée. Les pièces de monnaie, par exemple, doivent être frappées et circuler avant que les avantages de la réduction des coûts de transaction ne soient reconnus. Et, comme le note Goodhart, les coûts d’utilisation d’un métal précieux non travaillé peuvent eux-mêmes être assez élevés (1998 : p. 411). Ainsi, l’argument selon lequel les agents privés choisissent collectivement et spontanément une certaine marchandise pour l’échange parce qu’elle réduit les coûts est, au minimum, ténu.

Le deuxième argument circulaire concerne les autres fonctions de la monnaie. Le raisonnement orthodoxe est que : (a) la monnaie est une réserve de valeur abstraite parce qu’elle est un moyen de paiement ; et (b) elle est un moyen de paiement parce qu’elle est une réserve de valeur abstraite (Ingham, 2000 : p. 21). Essentiellement, il n’y a pas de propriété définitive qui confère à la monnaie son statut particulier. En l’absence d’une condition non ambiguë qui explique l’utilisation de l’or, des bâtons de bois ou du sel comme monnaie, le choix spontané devient essentiel à l’histoire orthodoxe et il doit être supposé a priori. Le résultat est une théorie de la monnaie « parachutée » (Cottrell, 1994 : p. 590, n. 2).

La théorie C ne souffre pas du  » problème d’identification  » ou du paradoxe du « choix spontané ». Elle n’a aucune difficulté à expliquer l’introduction et la circulation de la monnaie fiduciaire ou la régularité de la formule « une nation, une monnaie ». En effet, l’origine de la monnaie se situe en dehors des marchés privés et se trouve dans le réseau complexe des relations sociales (dettes) où l’État joue un rôle principal.[7]

Les pouvoirs légitimes et souverains de l’organe directeur font de la monnaie « une créature de l’État » (Lerner, 1947). Sa valeur découle des pouvoirs de l’autorité émettrice de la monnaie. Son existence n’a rien de spontané ; elle dépend plutôt de ce que l’État a déclaré accepter en paiement des impôts, des taxes et des droits dans les bureaux publics. Diverses « monnaies » ont dominé les marchés privés parce qu’elles ont été choisies pour être acceptées dans les bureaux de paiement de l’État pour le règlement des dettes. Les chartalistes évitent le raisonnement circulaire en soulignant que le rôle de la monnaie en tant qu’unité de compte a précédé son rôle en tant que moyen de paiement et moyen d’échange. Ce rôle a été institué par la capacité de l’État à libeller les listes de prix et les contrats de dette dans l’unité de compte choisie.

5. L’acceptation : loi du cours légal ou hiérarchie de la dette ?

Avant de développer la théorie chartaliste et son application à la politique, une clarification supplémentaire s’impose. On croit généralement que la nature chartaliste de la monnaie relève du pouvoir de l’État d’administrer les lois sur le cours légal (Schumpeter, 1954 : p. 1090). Mais lorsque Knapp a proclamé que « la monnaie est une créature de la loi » (1973 [1924] : p. 1), il n’a pas proposé que « la monnaie soit une créature de la loi sur le cours légal », et en fait il a explicitement rejeté une telle interprétation. Les chartalistes soutiennent que l’acceptation ne dépend pas du statut de cours légal de la monnaie mais de l’ordre stratifié des relations de dette sociale. Le pouvoir d’émetttre les impôts et de déterminer comment ils seront payés explique pourquoi la monnaie d’État est la forme de dette la plus acceptable.

Si la monnaie est une dette, il est clair que n’importe qui peut émettre de la monnaie (Minsky, 1986 : p. 228). Minsky souligne que, en tant qu’élément du bilan, la monnaie est un actif pour le détenteur et un passif pour l’émetteur. Ce qui est important, cependant, n’est pas la capacité de créer une dette mais la capacité d’inciter quelqu’un d’autre à la détenir (ibid.). En un sens, la dette ne devient de la monnaie qu’après avoir été acceptée (Bell, 2001 : p. 151). Les différentes monnaies ont des degrés d’acceptabilité variés, ce qui suggère un ordre hiérarchique des dettes (Minsky, 1986 ; Wray, 1990 ; Bell, 2001).

Si les relations de dette sociale sont organisées de manière pyramidale, alors les formes de monnaie les moins acceptables se trouvent au bas de la pyramide, tandis que les plus acceptables sont au sommet (voir Bell, 2001). En outre, chaque passif est convertible en une forme de dette plus élevée et plus acceptable. Quel est donc le passif qui se trouve au sommet de la pyramide ?

Pour régler les dettes, tous les agents économiques, sauf un, l’État, sont toujours tenus de délivrer une reconnaissance de dette d’un tiers, ou quelque chose d’extérieur à la relation crédit-dette. Puisque seul le souverain peut délivrer sa propre reconnaissance de dette pour régler les dettes, sa promesse se trouve au sommet de la pyramide. La seule chose dont l’État est « responsable » est d’accepter sa propre reconnaissance de dette aux caisses publiques (Wray, 2003a : p. 146, n. 9).[8]

Cette vision stratifiée des relations de dette sociale fournit une indication préliminaire de la primauté de la devise d’État. Mais les agents peuvent-ils simplement refuser de prendre la monnaie du souverain et, par conséquent, saper sa position dans la pyramide ? La réponse est « non », car tant qu’il y a quelqu’un dans l’économie qui doit payer des impôts libellés dans la monnaie de l’État, cette monnaie sera toujours acceptée.

Cela indique que l’émission de monnaie n’est pas un pouvoir essentiel de l’État. En fait, elle a un caractère contingent. L’État peut très bien déclarer qu’il acceptera le paiement des impôts en sel, cauris ou bâtons de bois, par exemple. En effet, de tels exemples historiques existent, bien que généralement les souverains aient préféré utiliser leur propre timbre ou papier ou quelque chose sur lequel ils possèdent un contrôle total et inconditionnel. L’essence de la monnaie d’État ne réside ni dans la capacité à créer des lois, ni dans la capacité à imprimer de la monnaie, mais dans la capacité de l’État à créer « la promesse de dernier recours » (Ingham, 2000 : p. 29, c’est nous qui soulignons), c’est-à-dire à lever des impôts et à déclarer ce qui sera accepté aux bureaux de paiement pour éteindre la dette envers l’État. L’unité de compte qui règle les obligations fiscales est délimitée par l’autorité spéciale, qui  » fait le compte  » (ibid. : p. 22).

Knapp lui-même a souligné ce point :

« On ne peut pas non plus considérer que le cours légal est un critère, car dans les systèmes monétaires, il existe fréquemment des types de monnaie qui n’ont pas cours légal… mais l’acceptation… est décisive. L’acceptation par l’État délimite les systèmes monétaires » (Knapp, 1973 [1924] : p. 95, soulignement original) ;

et Keynes l’a approuvé :

« Knapp accepte comme « monnaie » – à juste titre, je pense – tout ce que l’État s’engage à accepter à ses bureaux de paiement, qu’il soit ou non déclaré avoir cours légal entre les citoyens » (Keynes, 1930 : p. 6, n. 1).

Le code juridique n’est qu’une manifestation des pouvoirs de l’État. L’absence de lois sur le cours légal ne signifie pas que la monnaie d’État est inacceptable – c’est le cas dans l’Union européenne, par exemple, où il n’existe aucune loi formelle sur le cours légal, mais où l’euro circule largement.[9]

Quel est donc l’objectif des lois sur le cours légal ? Davidson fournit la réponse : les lois sur le cours légal déterminent ce qui sera « universellement acceptable – aux yeux du tribunal – dans l’exécution des obligations contractuelles » (2002 : p. 75, c’est nous qui soulignons). Par conséquent, les lois sur le cours légal garantissent seulement que lorsqu’un litige est réglé par les tribunaux en termes de dollars (par exemple), les dollars doivent être acceptés.

La monnaie est en effet une créature de la loi – non pas la loi sur le cours légal, mais la loi qui impose et fait respecter des obligations non réciproques à la population. La « chose-monnaie » n’est que la manifestation empirique du choix par l’État de la « monnaie de compte » qui éteint ces obligations. Telle est la nature du mécanisme monétaire fondé sur l’impôt.

Ce chapitre a commencé par exposer plusieurs propositions générales et spécifiques du chartalisme. Jusqu’à présent, l’accent a été mis principalement sur les premières. Le rôle de l’autorité publique et de la fiscalité a été utilisé pour déchiffrer la nature de la monnaie en tant que créature de l’État et pour situer sa position dans les strates les plus élevées des relations de dette sociale. Le contraste avec l’histoire des métallistes a révélé l’importance de la distinction entre la « chose-monnaie » et la « monnaie de compte ». Enfin, il a été montré que le caractère chartal de la monnaie ne découle pas des lois sur le cours légal mais de la capacité de l’État à créer la promesse de dernier recours. Quelle lumière, alors, le chartalisme apporte-t-il sur la monnaie dans le monde moderne et plus particulièrement sur les opérations fiscales et monétaires des États ? Le reste de ce chapitre se concentre sur les propositions spécifiques du néo-chartalisme et leurs applications à la politique.

6. La monnaie dans le monde moderne

Les néo-chartalistes s’intéressent particulièrement aux monnaies souveraines – celles qui sont inconvertibles en or ou en toute autre monnaie étrangère par le biais de taux de change fixes (Mosler, 1997-98 ; Wray, 2001). Leur principal point de départ est que la plupart des économies modernes fonctionnent sur la base de systèmes monétaires de haute puissance (MHP). La MHP – réserves, pièces, billets fédéraux et chèques du Trésor – est celle qui règle les obligations fiscales et se situe au sommet de la pyramide de la dette. Par conséquent, c’est aussi la monnaie « dans laquelle les engagements bancaires sont convertis » et qui est utilisée pour la compensation dans la communauté bancaire (entre les banques elles-mêmes ou entre les banques privées et la banque centrale) (Wray, 1998 : p. 77). Seule une bonne compréhension de la manière dont la MHP est fournie par l’économie et de son effet sur le système monétaire peut mettre en évidence toutes les implications de la politique fiscale et monétaire moderne.

La monnaie moderne est une monnaie d’État. Aujourd’hui, la fiscalité a pour fonction de créer une demande de monnaie d’État afin que l’autorité émettrice de la monnaie puisse acheter les biens et services nécessaires au secteur privé. Dans un sens, la fiscalité est un moyen de déplacer les ressources du domaine privé au domaine public. Les dépenses publiques dans les systèmes de monnaie souveraine ne sont pas limitées par la capacité de l’État à « lever » des recettes. En fait, comme nous l’expliquerons plus loin, les États souverains ne sont confrontés à aucune contrainte financière opérationnelle.

Pour bien saisir la logique du financement souverain, il faut faire la distinction analytique entre le secteur gouvernemental et le secteur non gouvernemental. Pour le secteur privé, les dépenses sont en effet limitées par sa capacité à générer des revenus ou à emprunter. Ce n’est pas le cas du secteur public, qui « finance » ses dépenses avec sa propre monnaie. C’est le reflet de son statut de fournisseur unique (monopole). Par exemple, aux États-Unis, le dollar n’est pas une « ressource limitée de l’État » (Mosler, 1997-98 : p. 169). Il s’agit plutôt d’un crédit d’impôt pour la population, qui est confrontée à une obligation fiscale libellée en dollars. Ainsi, les dépenses publiques fournissent à la population ce qui est nécessaire pour payer les impôts (dollars). L’État n’a pas besoin de collecter des impôts pour dépenser ; c’est plutôt le secteur privé qui doit gagner des dollars pour régler sa dette fiscale. Le gouvernement consolidé (y compris le Trésor et la banque centrale) n’est jamais limité dans ses revenus dans sa propre monnaie.

Si l’objectif de l’imposition est de créer une demande pour la monnaie de l’État, alors, logiquement et opérationnellement, les collectes d’impôts ne peuvent avoir lieu avant que l’État n’ait fourni ce qu’il exige pour le paiement des impôts. En d’autres termes, les dépenses viennent d’abord et la fiscalité vient ensuite. Une autre façon de voir cette causalité est de dire que les dépenses publiques « financent » les « paiements d’impôts » du secteur privé et non l’inverse. Plusieurs autres implications en découlent.

Déficits et excédents

Les dépenses publiques fournissent à la population de la monnaie à haute puissance. Si le secteur privé souhaite en thésauriser une partie – une condition normale du système – des déficits en résultent nécessairement en raison de la logique comptable.[10] En outre, l’État ne peut pas percevoir plus d’impôts qu’il n’en a dépensé auparavant ; ainsi, l’équilibre budgétaire est le minimum théorique qui peut être atteint. Mais le désir du secteur privé de réaliser une épargne nette garantit la création de déficits. La demande de monnaie sur le marché détermine donc l’ampleur du déficit (Wray, 1998 : pp. 77-80).

Au cours d’une année donnée, des excédents sont bien sûr possibles, mais ils sont toujours limités par le montant des dépenses en déficit des années précédentes. Si, au cours de la période comptable, les dépenses publiques sont inférieures aux recettes fiscales, les actifs financiers nets détenus par le secteur privé diminuent nécessairement. Il en résulte que les excédents réduisent toujours l’épargne nette du secteur privé, tandis que les déficits la reconstituent. Il convient également de noter que, lorsque les États enregistrent des excédents, ils ne « reçoivent » rien, car les recettes fiscales « détruisent » la MHP (Mitchell et Mosler, 2005 : p. 9). Pour comprendre cela, il faut examiner de plus près les dépenses publiques et les opérations de taxation.

Dépenses publiques et fiscalité

Il n’y a pas de grand mystère derrière les dépenses publiques et la fiscalité. L’État dépense simplement en émettant des chèques du Trésor ou en créditant des comptes bancaires privés. Inversement, lorsque le Trésor reçoit un chèque pour le paiement d’un impôt, il débite le compte bancaire commercial sur lequel le chèque a été tiré. À l’heure actuelle, il n’est pas nécessaire de faire la distinction entre la Réserve fédérale et le Trésor lorsque l’on parle des dépenses et des recettes de l’État. La raison en est que lorsque le Trésor émet un chèque tiré sur son compte à la Fed, il émet en fait une créance sur lui-même. Comme le notent Bell et Wray (2002-3), l’activité du bilan intergouvernemental est de peu d’importance, car elle n’a aucun impact sur le niveau des réserves du système bancaire dans son ensemble (p. 264). Ce qui est important, cependant, c’est que les actions consolidées de la Fed et du Trésor entraînent un changement immédiat du niveau des réserves à l’échelle du système. C’est cet effet sur les réserves qui est important pour comprendre la politique.

La politique budgétaire de l’État est l’un des deux facteurs importants qui modifient le niveau des réserves dans le système bancaire. L’autre facteur est constitué par les opérations d’open market de la Fed. Le Trésor est le principal fournisseur de MHP. Lorsqu’il émet un chèque sur son compte à la Fed, par nécessité comptable, les soldes de réserve dans le système bancaire augmentent. Lorsqu’il perçoit des paiements d’impôts, en revanche, les réserves bancaires diminuent. Ou encore, lorsque la Fed achète des obligations sur le marché libre, elle ajoute des réserves, et lorsqu’elle vend des obligations, elle les draine. Ce que le chartalisme met ensuite en évidence, c’est que l’effet de la politique budgétaire sur les soldes de réserve peut être important et perturbateur. Ainsi, alors que les opérations du Trésor sont discrétionnaires, les opérations des banques centrales sont largement défensives par nature.

La monnaie de haute puissance, les emprunts et les taux d’intérêt

Historiquement, les banques ont cherché à réduire au minimum les soldes de réserve non porteurs d’intérêts. Essentiellement, les réserves qui dépassent ce qui est nécessaire pour répondre aux engagements de paiement quotidiens sont prêtées sur le marché au jour le jour afin de produire des intérêts. Par ailleurs, si les banques ne peuvent pas satisfaire aux exigences en matière de réserves, elles empruntent des réserves sur le marché à un jour. Toutes choses égales par ailleurs, ces opérations ne modifient pas le niveau des réserves dans le système bancaire dans son ensemble. En revanche, les dépenses publiques et la fiscalité le font. Toute nouvelle injection de « monnaie extérieure » (MHP) inonde le système bancaire de réserves excédentaires. Les banques tentent de transférer les réserves non désirées à d’autres banques membres, mais, dans l’ensemble, ces tentatives sont inefficaces et ne font que déprimer les taux d’intérêt au jour le jour. Les dépenses publiques augmentent donc les réserves du système et exercent une pression à la baisse sur les taux d’intérêt.

Alternativement, la collecte de recettes fiscales réduit la monnaie à haute puissance, c’est-à-dire que les réserves sont détruites. Étant donné que les ratios de réserves obligatoires sont calculés avec un décalage (même dans un système comptable contemporain [voir Wray, 1998 : pp. 102-4]), toutes choses égales par ailleurs, les paiements d’impôts entraînent une insuffisance de réserves à l’échelle du système. L’effet de réserve est inverse et, comme les banques s’efforcent d’obtenir les réserves nécessaires sur le marché au jour le jour, le taux des fonds fédéraux est porté au-dessus de son taux cible. En résumé, l’action discrétionnaire du Trésor influence directement les taux d’intérêt au jour le jour par son impact sur les réserves.

L’État a imaginé divers moyens pour atténuer l’effet de réserve de la politique budgétaire. Le premier modus operandi est l’utilisation des comptes de taxes et de prêts (T&L), qui n’offrent qu’un soulagement temporaire à ces fluctuations considérables des réserves (voir Bell, 2000 pour une analyse détaillée). Si les T&L réduisent l’impact des dépenses publiques sur les réserves, les appels de fonds sur ces comptes ne correspondent jamais au montant exact des recettes fiscales ou des dépenses publiques. Par conséquent, il y a toujours un flux de réserves dans le système bancaire dans son ensemble qui doit être compensé afin d’éviter les fluctuations du taux d’intérêt au jour le jour (ibid.). La deuxième méthode pour faire face à l’excès ou à l’insuffisance des réserves consiste à effectuer des opérations d’open market. Pour drainer l’afflux de réserves excédentaires, la Fed propose des obligations à la vente sur l’open matket, ce qui lui permet de fournir une alternative rémunérée aux réserves excédentaires sans intérêt des banques et d’empêcher le taux d’intérêt au jour le jour de tomber à sa limite logique de zéro enchère.[11] Les achats d’obligations, à l’inverse, ajoutent des réserves lorsqu’il y a un déficit de réserves à l’échelle du système et soulagent ainsi toute pression à la hausse sur le taux au jour le jour. Par conséquent, il est plus approprié de considérer les opérations d’open market, non pas comme des procédures d’emprunt ou de prêt de l’État, mais comme des opérations de maintien du taux d’intérêt.

Plusieurs considérations s’en dégagent. Premièrement, malgré les activités de coordination entre le Trésor et la Fed, il est clair que la politique budgétaire est discrétionnaire et qu’elle a un impact significatif sur les soldes des réserves. Deuxièmement, dans une ère de politique de taux d’intérêt positifs, la Fed n’a d’autre choix que d’agir de manière défensive pour compenser ces fluctuations des réserves par le biais d’opérations d’open market. Ainsi, la Fed opère en grande partie de manière non discrétionnaire (Wray, 1998 ; Fullwiler, 2003).

La fiscalité et l’emprunt épuisent tous les deux les réserves. La fiscalité les détruit tout simplement, tandis que l’emprunt les épuise en échangeant des actifs non compensés du secteur privé (réserves excédentaires) contre des actifs porteurs d’intérêts (obligations). La fiscalité et l’emprunt ne sont pas des opérations de financement pour l’État, mais ils affectent la richesse nominale du secteur privé. La première opération réduit simplement la « monnaie extérieure » (c’est-à-dire l’épargne nette du secteur privé) tandis que la seconde échange un actif contre un autre, laissant la richesse « intacte » (Wray, 2003a : p. 151).

Tout ce qui précède renverse complètement la sagesse conventionnelle. Les États n’ont pas besoin de la monnaie des agents pour dépenser, mais les agents ont besoin de la monnaie de l’État pour payer les impôts. Les dépenses publiques créent toujours de la nouvelle monnaie, tandis que les impôts en détruisent toujours. Dépenser et taxer sont deux opérations indépendantes. Les impôts ne sont pas stockés et ne peuvent pas être dépensés pour « financer » des dépenses futures. Enfin, les ventes d’obligations sont nécessaires pour drainer les réserves excédentaires générées par les opérations budgétaires afin de maintenir un taux d’intérêt positif.

La valeur de la monnaie et la tarification exogène

Parce que la politique monétaire est accommodante et que la politique budgétaire est discrétionnaire, le chartalisme attribue à cette dernière la responsabilité de maintenir la valeur de la monnaie. Il a déjà été montré que les impôts confèrent une valeur à la monnaie publique. Comme le soulignait Innes : Un dollar de monnaie est un dollar, non pas à cause de la matière dont il est fait, mais à cause du dollar d’impôt qui est imposé pour le racheter » (1914 : p. 165). Mais il affirmait également que « plus il y a de monnaie publique en circulation, plus nous sommes pauvres » (ibid. : p. 161). En d’autres termes, si la monnaie de l’État en circulation dépasse largement le montant total des impôts à payer, la valeur de la monnaie diminue. Ce n’est donc pas seulement l’obligation de payer des impôts, mais aussi la difficulté d’obtenir ce qui est nécessaire au paiement des impôts, qui donnent à la monnaie sa valeur.

Par exemple, en discutant de l’expérience des colonies américaines avec le papier-monnaie inconvertible, Smith a reconnu que l’émission excessive par rapport à l’impôt était la clé de la raison pour laquelle certaines monnaies ont conservé leur valeur alors que d’autres non (pour plus de détails, voir Wray, 1998 : pp. 21-2). Wray explique : C’est l’acceptation du papier-monnaie en paiement des impôts et la limitation de l’émission par rapport à l’obligation fiscale totale qui donne de la valeur au papier-monnaie » (ibid. : p. 23).

Cette relation importante entre les fuites et les injections de MHP est toutefois difficile à évaluer. Les chartalistes soutiennent que, puisque la monnaie est un monopole public, l’État dispose d’un moyen direct de déterminer sa valeur. Rappelons que, pour Knapp, les paiements en monnaie chartale mesurent un certain nombre d’unités de valeur. Par exemple, si l’État exige que pour obtenir une unité de MHP, une personne doit fournir une heure de travail, alors la monnaie vaudra exactement cela – une heure de travail (Wray, 2003b : p. 104). Ainsi, en tant qu’émetteur monopolistique de la monnaie, l’État peut déterminer la valeur de la monnaie en fixant  » unilatéralement les conditions d’échange qu’il offrira à ceux qui recherchent sa monnaie  » (Mosler et Forstater, 1999 : p. 174)12 .

Cela signifie que l’État, en tant que fournisseur monopolistique de MHP, a le pouvoir de fixer de manière exogène le prix auquel il fournira la MHP, c’est-à-dire le prix auquel il achète des actifs, des biens et des services au secteur privé. S’il n’est guère souhaitable que l’État fixe les prix de tous les biens et services qu’il achète, il dispose néanmoins de cette prérogative. Comme nous le verrons plus loin, les chartalistes reconnaissent que le monopoliste monétaire n’a qu’à fixer un seul prix pour ancrer la valeur de sa monnaie.

Enfin, les Chartalistes soulignent qu’il n’est pas nécessaire d’imposer du mou à l’économie (comme le préconisent les économistes traditionnels) afin de maintenir le pouvoir d’achat de la monnaie. Au contraire, les politiques de plein emploi, si elles sont correctement mises en œuvre, peuvent faire le job (Wray, 2003a : p. 106).

Chômage

Là encore, les dépenses publiques déficitaires entraînent nécessairement une augmentation des actifs financiers nets détenus par le secteur privé. Si le secteur non gouvernemental désire chroniquement épargner plus qu’il n’investit, le résultat sera un écart de demande croissant (Wray, 1998 : p. 83). Cet écart de demande ne peut être comblé par d’autres agents du secteur privé, car pour que certaines personnes augmentent leur épargne nette, d’autres doivent réduire la leur. Dans l’ensemble, une augmentation du désir d’épargne nette ne peut être satisfaite que par une augmentation des dépenses de déficit public. Mosler explique :

Le chômage se produit lorsque, dans l’ensemble, le secteur privé veut travailler et gagner l’unité monétaire de compte, mais ne veut pas dépenser tout ce qu’il gagnerait (s’il était pleinement employé) sur les produits courants de l’industrie…. Le chômage involontaire est la preuve que la détention souhaitée d’actifs financiers nets du secteur privé dépasse l’épargne nette réelle autorisée par la politique fiscale de l’État. (Mosler, 1997-98 : pp. 176-7)

De même, Wray conclut que

« le chômage est de facto la preuve que le déficit de l’État est trop faible pour fournir le niveau d’épargne nette souhaité ».

Dans un sens, le chômage maintient la valeur de la monnaie, parce qu’il est le reflet d’une situation où l' »État a maintenu l’offre de monnaie fiduciaire trop faible » (1998 : p. 84).

Pour les Chartalistes, il n’est pas nécessaire d’utiliser le chômage pour lutter contre l’inflation. Ils proposent plutôt une politique de plein emploi dans laquelle l’État fixe de manière exogène un prix important dans l’économie, qui sert à son tour de point d’ancrage pour la stabilisation de tous les autres prix (ibid. : pp. 3-10). Cette proposition repose sur la reconnaissance du fait que l’État n’est pas confronté à des contraintes financières opérationnelles, que le chômage résulte de la restriction de l’émission de la monnaie et que l’État peut exercer une tarification exogène.

Mais avant d’expliquer cette proposition, il est important de souligner que les propositions chartalistes ne sont pas nécessairement liées à une prescription politique particulière ; elles sont simplement une façon de comprendre les pouvoirs et les responsabilités de l’État et ses options de financement et de tarification.

Les implications susmentionnées du chartalisme décrivent les pouvoirs de causes et d’effets essentiels de l’État, qu’ils soient exercés ou non. De nombreux États restreignent volontairement l’émission de la monnaie en équilibrant les budgets. Cela n’indique en aucun cas qu’ils sont réellement confrontés à des contraintes financières opérationnelles. Les États n’utilisent pas non plus explicitement leur prérogative de fixer les prix, même s’ils le peuvent. La valeur de la monnaie fluctue, mais cela ne signifie pas que les États ne peuvent pas concevoir un mécanisme qui serve de point d’ancrage à la valeur de la monnaie. Le chartalisme ne fait que livrer les implications importantes du contrôle souverain de la monnaie qui éclairent les choix politiques.

7. Prolongements politiques

Après avoir révélé la nature des finances publiques, les chartalistes soutiennent que les États peuvent et doivent mettre en œuvre une « finance fonctionnelle ». Cette dernière a été proposée par le regretté Abba Lerner, qui s’est vigoureusement opposé à toute idée conventionnelle sur ce qui constitue une finance « saine ».

La finance fonctionnelle peut être classée dans l’approche chartaliste, car elle reconnaît à juste titre que la monnaie est une créature de l’État et attribue deux rôles politiques importants à l’État. Lerner (1947) a soutenu que l’État, en vertu de son pouvoir discrétionnaire de créer et de détruire la monnaie, a l’obligation de maintenir ses dépenses à un taux qui préserve (1) la valeur de la monnaie et (2) le niveau de plein emploi de la demande pour la production courante.

Pour que l’État atteigne ses deux principaux objectifs, Lerner a proposé deux principes de finance fonctionnelle, qui éclairent les décisions sur le montant requis des dépenses publiques et la manière de les financer. Plus précisément, le premier principe prévoit que les dépenses publiques totales ne doivent être « ni supérieures ni inférieures au taux qui, aux prix courants, permettrait d’acheter tous les biens qu’il est possible de produire » (1943 : p. 39). Des dépenses inférieures à ce niveau entraînent le chômage, tandis que des dépenses supérieures à ce niveau provoquent l’inflation. L’objectif est de maintenir les dépenses au « bon » niveau afin d’assurer le plein emploi et la stabilité des prix. Le deuxième principe stipule que les dépenses publiques doivent être « financées » par l’émission de nouvelles devises. Cette deuxième « loi » de la finance fonctionnelle est basée sur la reconnaissance par Lerner du fait que la fiscalité ne finance pas les dépenses mais réduit plutôt les réserves de monnaie du secteur privé (ibid. : pp. 40-41).

La finance fonctionnelle peut être mise en œuvre dans tout pays où l’État fournit la devise nationale (Wray, 2003a : p. 145). Deux politiques, pratiquement identiques dans leur conception, qui adoptent l’approche de la finance fonctionnelle sont l’employeur de dernier recours (EDR) (Mosler, 1997-98 ; Wray, 1998) et le modèle d’emploi des stocks tampons (Mitchell, 1998). Ces prescriptions politiques visent à stabiliser la valeur de la monnaie en éliminant simultanément le chômage. Ces propositions sont motivées par la reconnaissance du fait que les États souverains n’ont aucune contrainte financière opérationnelle, peuvent fixer de manière discrétionnaire un prix important dans l’économie et peuvent fournir une demande de travail infiniment élastique.

Les chartalistes ont préconisé de tels programmes d’emploi basés sur les travaux de Hyman Minsky et Abba Lerner et qui rappellent l’expérience du New Deal aux États-Unis. L’employeur de dernier recours (EDR) (pour reprendre la terminologie de Minsky) est très simplement un programme gouvernemental qui offre un emploi à un salaire fixe et un ensemble d’avantages à toute personne qui n’a pas trouvé d’emploi dans le secteur privé mais qui est prête, désireuse et capable de travailler. L’EDR est proposé comme un programme universel sans aucune condition de ressources, ce qui permet par définition une demande de travail infiniment élastique. Il élimine le chômage en offrant un emploi à toute personne qui le souhaite. Par le biais de l’EDR, l’État ne fixe que le prix de la main-d’œuvre du secteur public, laissant tous les autres prix être déterminés par le marché (Mosler, 1997-98 : p. 175). Tant que le salaire de l’EDR est fixé, il constitue une référence suffisamment stable pour la valeur de la monnaie (Wray, 1998 : p. 131). Comme nous l’avons expliqué ci-dessus, la valeur de la monnaie est déterminée par ce que l’on doit faire pour l’obtenir, et avec le système EDR en place, on sait exactement ce que c’est : la valeur de la monnaie est égale à une heure de travail EDR au salaire EDR en vigueur.

En outre, il est avancé que l’EDR renforce la stabilité des prix en raison de son mécanisme de stock tampon (Mitchell, 1998). En bref, en cas de récession, les travailleurs sans emploi trouvent un emploi dans le secteur public au salaire de l’EDR. Les dépenses publiques totales augmentent afin de soulager les pressions déflationnistes. Alternativement, lorsque l’économie se réchauffe et que la demande de main-d’œuvre non gouvernementale augmente, les travailleurs EDR sont embauchés dans le secteur privé à un salaire supérieur au salaire EDR. Les dépenses publiques se contractent automatiquement, ce qui atténue les pressions inflationnistes dans l’économie. Ainsi, l’emploi dans le secteur public agit comme un stock tampon qui se contracte et se développe de manière contracyclique. Ce mécanisme de stock tampon garantit que les dépenses publiques sont (comme l’a indiqué Lerner) toujours au « bon » niveau.

Cette proposition suggère de manière innovante que le plein emploi peut ancrer la valeur de la monnaie (tout à fait contrairement à la croyance conventionnelle selon laquelle le chômage est nécessaire pour freiner l’inflation). Le programme EDR utilise les extensions logiques de la monnaie chartaliste pour atteindre les deux objectifs de l’Etat – l’élimination du chômage et la stabilisation des prix.

L’espace ne permet pas une discussion détaillée de cette proposition ; ce qui est important est de souligner ses caractéristiques institutionnelles chartales. L’approche ELR/buffer stock reconnaît que:

  1. L’État est la seule institution qui peut séparer « l’offre de travail de la rentabilité de l’embauche de travailleurs » (Minsky, 1986 : p. 308) et peut donc fournir une demande de travail infiniment élastique, sans se soucier du financement.
  2. L’État peut formuler un point d’ancrage pour la valeur de sa monnaie en fixant de manière exogène le salaire des travailleurs EDR.
  3. L’État peut utiliser un mécanisme de stock tampon pour s’assurer que les dépenses sont toujours au bon niveau – ni plus, ni moins.
  4. La responsabilité du plein emploi et de la stabilité des prix incombe au Trésor, et non à la Fed. L’expression « finances saines » prend un tout nouveau sens : c’est celle qui garantit le plein emploi et la stabilité des prix.

Les chartalistes soulignent qu’un tel programme d’emploi n’est une option politique que pour les pays ayant un contrôle souverain sur leur monnaie. Ce n’est pas une proposition viable pour les nations qui se sont dollarisées ou qui opèrent dans le cadre de caisses d’émission ou d’autres régimes de taux de change fixes. En effet, le lien important entre l’autorité émettrice de monnaie et l’agent fiscal a été rompu, ce qui réduit considérablement l’éventail des options de politique de stabilisation disponibles. Goodhart a souligné que, de la même manière, la conception institutionnelle actuelle de l’Union monétaire européenne présente un « divorce sans précédent entre les principales autorités monétaires et fiscales » (1998 : p. 410). Kregel (1999) a avancé une proposition innovante pour corriger ce défaut institutionnel et permettre à l’UEM de mettre en œuvre un programme de type EDR. Il recommande que la Banque centrale européenne agisse en tant qu’agent fiscal pour l’ensemble de la zone euro et mette en œuvre un financement fonctionnel pour garantir un niveau d’emploi élevé et la stabilité des prix.

L’analyse chartaliste peut également être appliquée à l’étude de questions domestiques contemporaines, telles que la fourniture d’une retraite universelle, les soins de santé et l’éducation. Le débat actuel sur la « crise » de la sécurité sociale aux États-Unis, par exemple, et pratiquement toute la rhétorique sur le budget de l’État, reposent sur des croyances fictives concernant les limites des dépenses fiscales. Le chartalisme insiste sur le fait que se concentrer sur des problèmes inexistants empêche d’apporter des réponses politiques adéquates à des questions urgentes telles que la croissance économique, le développement et la stabilité des devises et des prix. Ce n’est qu’après avoir fait abstraction des obstacles mis à la politique fiscale que nous pourrons commencer à aborder les problèmes liés à la fourniture de soins de santé et d’une éducation adéquats, d’opportunités d’emploi viables et de biens et services nécessaires à une population vieillissante. [8].

Conclusion

Ce chapitre a débuté par les propositions générales et spécifiques du chartalisme. Celles-ci éclairent de manière constructive la nature fiscale de la monnaie et les pouvoirs souverains des États modernes. Bien que le chartalisme ne soit pas lié à une seule proposition politique, il identifie logiquement la finance fonctionnelle comme un outil viable de stabilisation économique. Les idées du chartalisme peuvent être appliquées à de nombreux domaines différents, de la compréhension des divers régimes monétaires à des questions telles que la sécurité sociale et le chômage. Le chartalisme est particulièrement adapté à l’étude des politiques monétaires et fiscales contemporaines.

En conclusion, il convient de rappeler l’observation convaincante de Lerner selon laquelle « le problème de la monnaie ne peut être séparé des problèmes de l’économie en général, tout comme les problèmes de l’économie ne peuvent être séparés des problèmes plus vastes de la prospérité, de la paix et de la survie de l’humanité » (1947 : p. 317).

Lerner a également averti que dans les régimes de monnaie souveraine, « la finance fonctionnelle fonctionnera, peu importe qui tire les leviers [et que] ceux qui n’utilisent pas la finance fonctionnelle, … n’auront aucune chance à long terme contre ceux qui le feront » (1943 : p. 51). Le chartalisme est capable de contribuer de manière constructive au débat public sur les actions politiques viables dans l’intérêt public.


Notes

* Nous remercions Mathew Forstater, John Henry et Warren Mosler pour leurs commentaires utiles.

[1] Dans un article du même titre, Ingham raconte ce que Keynes appelait sa « folie babylonienne ». Dans une lettre adressée à Lydia Lopokova, Keynes écrit qu’en s’efforçant de trouver les véritables origines de la monnaie dans les anciennes civilisations du Proche-Orient, il « s’est laissé absorber jusqu’à la frénésie » (Ingham, 2000 : p. 16, n. 3).

[2]Le chartalisme ne se limite pas aux systèmes de taux de change flottants –  » même un étalon-or peut être un système chartaliste  » (Wray, 2001 : p. 1). Le choix du régime de change a diverses implications sur la capacité de l’État à dépenser, mais cela ne signifie pas que l’État a perdu la capacité de prélever un impôt sur ses sujets et de déclarer comment cet impôt sera payé.

[3] Une analyse détaillée de l’histoire de la monnaie dépasse le cadre de ce chapitre. Les lecteurs intéressés sont invités à consulter le chapitre 1 de Tymoigne et Wray dans le présent volume.

[4] Henry ajoute que la monnaie ne peut exister sans pouvoir ni autorité. Les sociétés fondées sur l’hospitalité et l’échange n’en avaient tout simplement pas besoin, tandis que dans une société stratifiée, la classe dirigeante est obligée de concevoir des unités de compte standard, qui mesurent non seulement le surplus économique collecté sous forme d’impôts, mais aussi les cadeaux royaux et les droits religieux imposés à la population sous-jacente (2004 : p. 90).

[5] Le cas de l’Égypte est particulièrement intéressant car l’unité de compte officielle, appelée le deben, n’avait aucune relation avec un objet spécifique. Il s’agissait d’une mesure de poids abstraite égale à 92 grammes, par laquelle diverses « choses » – blé, cuivre ou argent – équivalentes à 92 g, et des multiples de celles-ci, servaient de monnaie (Henry, 2004 : p. 92).

[6] Pour une discussion détaillée de la position de Smith, voir Wray (1998) : pp. 19-23 et Wray (2000) : pp. 47-9.

[7] Cela ne signifie pas que le secteur privé ne peut pas ou n’a pas créé de monnaie (Goodhart, 1998 : p. 418). Le fait est que les explications des origines de la monnaie, qui reposent sur le rôle de l’État, sont empiriquement plus convaincantes.

[8] Par exemple, pour être acceptées, les reconnaissances de dette des ménages ou des entreprises doivent au moins être convertibles en dépôts (monnaie bancaire) ou en espèces (monnaie d’État). De même, pour être acceptés, les dépôts bancaires doivent nécessairement être convertibles en réserves ou en espèces (monnaie d’État à haute puissance). La monnaie d’État se trouve toujours au bout de la chaîne de convertibilité.

[9] Notons également qu’une violation de la régularité « une nation-une monnaie » ne signifie pas que l’État a perdu le pouvoir de taxer et de déclarer ce qui éteint les obligations fiscales. Dans le cas des caisses d’émission, par exemple, l’État a volontairement abandonné le contrôle souverain de sa propre monnaie au profit d’une unité monétaire étrangère mais, tant que la monnaie nationale est demandée pour le paiement des impôts, elle circule. Dans les pays entièrement dollarisés, l’État a choisi de déclarer que toutes les dettes sont payables en dollars (même s’il n’a pas le contrôle souverain sur l’émission de dollars). Dans tous les cas ci-dessus, l’État a néanmoins exercé sa prérogative de déterminer ce qui servira de monnaie « définitive ».

[10] Godley (1999) a démontré que, par nécessité comptable, les déficits du secteur public sont égaux aux excédents du secteur privé (y compris ceux des entreprises, des ménages et des étrangers).

[11] Pour une discussion technique des opérations de la Fed, voir Fullwiler (2003, 2005).

[12] Wray note : Si l’État se contentait de remettre de la MHP sur demande, sa valeur serait proche de zéro, car n’importe qui pourrait s’acquitter de ses obligations fiscales en demandant simplement de la MHP (2003b : p. 104).


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Texte original : modernmoneynetwork

Illustration : twitter









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