par
Robert Cauneau
5 octobre 2025
Introduction
Et si tout ce que nous pensions savoir sur le financement de l’État était faux ? La Théorie Monétaire Moderne (MMT) ne se contente pas de corriger une erreur économique ; elle bouleverse l’un des fondements mêmes de notre contrat social : le lien sacro-saint entre contribution et citoyenneté. En démontrant que l’État crée la monnaie nécessaire avant de prélever l’impôt, cette théorie ouvre la voie à une refondation de notre compréhension de la justice sociale, de la solidarité et de la légitimité politique.
I. L’impôt, pilier historique du contrat social
Depuis les philosophes des Lumières, et particulièrement Rousseau, le contrat social repose sur une idée simple et puissante : les citoyens acceptent de payer l’impôt en échange de la protection, des services publics et des droits que l’État leur garantit. Ce pacte, au cœur des démocraties modernes, lie indissolublement la contribution individuelle à la prospérité collective : payer, c’est appartenir. L’impôt a ainsi longtemps incarné la citoyenneté, la solidarité et un idéal de justice distributive.
Historiquement, la fiscalité fut l’un des premiers instruments d’affirmation du pouvoir. Des tributs mésopotamiens symbolisant la souveraineté aux eisphora athéniennes, impôts exceptionnels sur les riches pour la participation civique, l’impôt a toujours structuré la société. C’est cependant avec la Révolution française qu’il prend une dimension résolument politique : l’article 13 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 en fait un principe d’égalité : « une contribution commune est indispensable ; elle doit être également répartie entre tous les citoyens, en raison de leurs facultés. »
L’impôt devient alors le pilier intangible du pacte républicain. Chez Rousseau, il découle de la volonté générale ; chez Tocqueville, il est « le prix de la civilisation ». Au XXᵉ siècle, avec l’avènement de l’État-providence, la fiscalité se dote d’une fonction nouvelle : financer la redistribution et cimenter la cohésion sociale. Le modèle keynésien s’appuie sur un cercle vertueux : l’impôt alimente les dépenses publiques, celles-ci soutiennent la demande et l’emploi, et les citoyens, en retour, renforcent leur confiance en l’État. Ce lien intrinsèque entre effort contributif et bénéfice collectif a profondément sculpté l’imaginaire démocratique moderne, érigeant la peur du déficit en gardien de l’orthodoxie budgétaire.
II. Quand la MMT renverse la logique fiscale
Ce pacte implicite, gravé dans nos imaginaires collectifs, se fonde pourtant sur une illusion tenace : l’idée que l’État ne peut dépenser que ce qu’il a préalablement collecté. C’est précisément cette croyance millénaire que la MMT vient percuter de plein fouet. Selon ses principes, un État qui crée sa propre monnaie, dépense toujours en premier1. Il ne « cherche » pas l’argent ; il le crée, par une simple opération comptable, en créditant les comptes bancaires du secteur privé. L’impôt, dans cette perspective, ne survient qu’après, non pas pour « financer » l’État, qui n’en a pas besoin, mais pour retirer une partie de la monnaie en circulation et ainsi réguler l’économie, maîtriser l’inflation et orienter les comportements.
L’État, en réalité, ne cherche pas de ressources préalables : il les engendre. L’impôt n’est pas la condition sine qua non du financement, mais celle de la légitimité et de la valeur de la monnaie elle-même. Cette conception, qui a été formulée par Warren Mosler2, le père de la MMT, s’inscrit dans la lignée du chartalisme au début du XXᵉ siècle par Georg Friedrich Knapp : la monnaie n’a de valeur que parce que l’État exige qu’elle soit utilisée pour s’acquitter des impôts. C’est cette obligation fiscale qui fonde la demande de monnaie. L’État n’est plus un simple percepteur ou gestionnaire de fonds ; il est le créateur du moyen d’échange qui rend possible toute activité économique.
Cette inversion de perspective transforme radicalement la fonction politique de l’impôt. Si celui-ci ne « finance » rien au sens traditionnel, il n’en est pas pour autant inutile. Son rôle devient profondément institutionnel : il structure l’espace monétaire, crée une demande de monnaie et permet à l’État d’exercer sa souveraineté économique. L’impôt ne symbolise plus la contribution à un pot commun contraint par la rareté, mais l’appartenance volontaire à une communauté monétaire. Le lien social ne repose plus sur l’angoisse de la pénurie financière, mais sur la confiance dans la capacité de l’État à mobiliser la monnaie pour répondre aux besoins collectifs.
III. De la contribution à la participation
Ce renversement remet en cause la logique traditionnelle du contrat social, fondée sur la réciprocité financière : je contribue, donc j’ai droit à des services publics. Si l’État dépense d’abord (financièrement parlant), il n’a plus besoin d’attendre la contribution des citoyens pour agir. La véritable contrainte devient alors réelle – disponibilité du travail, des matières premières, des compétences – et non plus budgétaire. Dès lors, la question n’est plus « combien cela coûte en euros ? », mais bien « à quoi voulons-nous collectivement employer nos ressources réelles : nos talents, nos énergies, nos matériaux ? »
Dans la perspective MMT, la justice sociale ne consiste plus seulement à redistribuer la richesse existante, comme un gâteau dont on partagerait les parts. Elle invite à créer de nouveaux actifs réels : emplois, infrastructures, services publics. Le rôle de l’État n’est plus de partager un gâteau figé, mais d’en augmenter la taille. Un programme de garantie d’emploi, par exemple, pourrait assurer à chacun un travail utile et dignement rémunéré, financé par création monétaire, sans nécessiter au préalable de lever de nouveaux impôts. La justice ne passe plus par la redistribution ex post, mais par la création ex ante d’une prospérité partagée.
Cette logique déplace le curseur de la citoyenneté : elle ne se définit plus d’abord par la contribution financière, mais par la participation active à la vie économique et sociale. L’impôt conserve une place centrale, mais transformée : il devient un outil de régulation macroéconomique, de stabilisation et d’orientation. Taxer les activités polluantes ou les profits spéculatifs n’a plus pour fonction de « remplir les caisses » de l’État, mais d’orienter la production vers des objectifs socialement et écologiquement souhaitables. Il agit comme un thermostat économique ou une boussole sociétale.
IV. Repenser la justice redistributive
Cette évolution redéfinit aussi la justice distributive. Comme l’a montré l’économiste Justin P. Holt3, la MMT ne rend pas la redistribution obsolète ; elle en change radicalement la nature et la justification. Dans un régime monétaire souverain, le problème majeur n’est plus tant le financement des dépenses publiques que la concentration excessive du pouvoir économique et de la richesse. L’impôt retrouve alors sa fonction politique originelle : limiter les inégalités de patrimoine et d’influence, non pas pour « remplir les caisses de l’État », mais pour préserver la cohésion du corps social et la vitalité de la démocratie.
La proposition récente de Gabriel Zucman d’instaurer une taxe mondiale sur les milliardaires, analysée avec les lentilles de la MMT, s’inscrit parfaitement dans cette logique : elle ne vise pas à dégager des marges budgétaires pour des États qui, souverains, peuvent créer leur monnaie. Elle cherche plutôt à réaffirmer avec force que nul n’est au-dessus de la collectivité qui garantit la valeur de la monnaie et la stabilité du système. L’impôt devient un outil de régulation démocratique, un moyen de contenir les déséquilibres de pouvoir et d’assurer une juste répartition des droits et des devoirs, bien au-delà de sa fonction de simple levier de financement.
La MMT ouvre ainsi la voie à une nouvelle conception de la justice sociale, plus audacieuse. Elle rejoint, sur un autre plan, l’intuition profonde de John Rawls : une société juste est avant tout une société stable, où chacun a la garantie d’une sécurité matérielle minimale et d’une participation pleine et entière. En permettant à l’État de financer le plein emploi, la santé pour tous ou la transition écologique sans dépendre des recettes fiscales fluctuantes, la MMT crée les conditions de cette stabilité. Le « sens de la justice » ne repose plus sur la crainte du déficit, mais sur la certitude que les institutions œuvrent effectivement au bien commun, avec les moyens que leur confère leur souveraineté monétaire.
V. Conclusion : Un nouveau contrat social à inventer
Ce bouleversement conceptuel comporte toutefois un défi majeur : si les citoyens ne se perçoivent plus comme des contributeurs financiers indispensables, la solidarité pourrait-elle s’effilocher ? Le contrat social monétaire exige en conséquence une transparence accrue et une gouvernance exemplaire. La création monétaire doit être comprise, débattue et contrôlée démocratiquement, loin de toute dérive technocratique. Loin de justifier une irresponsabilité budgétaire facile, la MMT suppose au contraire une gouvernance publique exigeante, fondée sur la responsabilité politique, la pédagogie et une allocation judicieuse des ressources réelles.
En définitive, la MMT ne se contente pas de corriger une erreur économique fondamentale ; elle propose une véritable refondation politique de notre rapport à l’État et à la collectivité. Elle révèle que la véritable contrainte n’est pas financière, mais réelle ; que l’impôt ne « finance » pas la dépense, mais la légitime et la régule ; et que la justice ne consiste pas à équilibrer des comptes illusoires, mais à orienter l’abondance collective vers le bien commun.
Si la dépense publique précède la recette, alors le contrat social ne peut plus reposer sur le mythe de la rareté monétaire. Il doit s’appuyer sur notre capacité collective à décider de ce que nous voulons produire, partager et préserver. Le débat français, souvent enfermé dans la rhétorique de la dette publique et des déficits, gagnerait immensément à intégrer cette dimension. Car la question n’est pas de savoir comment « financer » la solidarité, mais comment utiliser au mieux la souveraineté monétaire, quand elle existe, pour la rendre effective et émancipatrice. Le jour où l’on acceptera que l’impôt ne soit plus le carburant de l’État, mais l’instrument de la justice, de la régulation et de la cohésion, le contrat social cessera d’être une contrainte pour redevenir un projet d’émancipation collective.
Notes
- Le cas particulier des Etats-membres de la zone euro est présenté ici : https://mmt-france.org/2020/09/21/mmt-et-leurozone/
- Le livre fondateur de la MMT par Warren Mosler est consultable ici : https://mmt-france.org/2021/10/17/soft-currency-economics-preface-il-y-a-vingt-ans-une-epiphanie-italienne/
- Voir cet article de Justin P. Holt consultable ici : https://mmt-france.org/2019/08/20/la-mmt-et-la-justice-distributive/
Illustration : https://mjp.univ-perp.fr/france/1789-20juin.htm
