MMT : Revenu de Base et/ou Garantie d’Emploi ?

par

Robert Cauneau – MMT France

29 juin 2019


L’auteur remercie Ivan Invernizzi – MMT France / Rete MMT Italia – pour ses commentaires très utiles à la rédaction de cet article.


La Garantie d’Emploi (GE) par l’État en tant qu’Employeur en Dernier Ressort (EDR)1 constitue un élément fondamental de l’approche monétaire néo-chartaliste «Modern Monetary Theory » (MMT)2. Cette approche fait l’objet depuis le début des années 1990 d’importantes et nombreuses recherches, ainsi que d’une abondante littérature. Elle est de plus en plus discutée dans les médias, notamment en raison de son adoption et de son support aux USA, aussi bien par le sénateur Bernie Sanders que par Alexandria Occasio Cortez, membre du Congrès. Le Revenu de Base Inconditionnel (RBI) suscite également un intérêt croissant et fait l’objet d’une intense médiatisation. Il est généralement présenté comme une politique alternative à l’EDR. Dans la mesure où ces politiques partagent certains objectifs, la question se pose de savoir si elles peuvent être considérées comme opposées, ou bien comme complémentaires. Cet exposé se veut une synthèse des nombreux articles déjà publiés autour de ces deux concepts, aussi bien pour les présenter que pour les comparer. Il ne prétend cependant pas à l’exhaustivité, et n’épuise donc pas le débat. Il a pour objet (i) de présenter la MMT dans ses grandes lignes, (ii) de décliner les principales caractéristiques du RBI, (iii) puis de l’EDR, (iv) de les comparer et, enfin, (v) de discuter la question de savoir s’ils peuvent être considérés ou non comme complémentaires.3

Introduction

Le RBI et l’EDR se proposent de fournir d’importants avantages communs. Ils constituent un puissant stimulant économique du côté de la demande. Ils visent à résoudre de nombreux problèmes liés aux niveaux élevés de chômage et de pauvreté. Les deux programmes proposent une garantie universelle à un revenu ou à un salaire qui vise à subvenir aux besoins fondamentaux les plus importants de la population et à établir un niveau de vie minimum décent. Leurs préoccupations environnementales sont comparables. Ils ont tous les deux vocation à réduire le coût des autres programmes sociaux, sans toutefois les éliminer complètement. Enfin, certes d’une façon davantage contrainte pour l’EDR, mais libre pour le RBI, ils répondent aux aspirations des personnes désirant se rendre utiles en s’impliquant dans des causes sociales et environnementales.

La comparaison entre le RBI et l’EDR est fondamentalement celle du droit au revenu et du droit à l’emploi. Les partisans du RBI sont convaincus du caractère inévitable de la fin du plein emploi et le présente comme un remède à cette évolution. Ils considèrent que les économies modernes se dirigent vers des marchés du travail de plus en plus précaires et soutiennent que l’emploi rémunéré n’est pas la seule réponse pour une vie meilleure. L’EDR, par contre, se situe dans une logique de recherche du plein emploi, qu’il considère comme l’une des missions les plus nobles et les plus importantes de la politique économique.

1. Qu’est-ce que la MMT ?

La MMT est une approche monétaire qui a vu le jour dans les années 1990. La devise nationale4 y est principalement considérée comme un crédit fiscal, c’est-à-dire un bon, un avoir, un coupon pour des taxes à payer. Son acceptation est imposée par l’émission des taxes payables dans la devise, sur la base du pouvoir coercitif de l’État, puis du désir qu’ont les individus d’en épargner pour se les échanger avant même de payer ces taxes. L’État dispose donc du monopole sur sa devise, qu’il crée en dépensant, et qu’il détruit en prélevant ses impôts : la fiscalité sert alors à créer une demande de devise de la part du secteur privé, donc à produire des biens et des services vendus dans cette devise.

Dans cette logique, les impôts ne permettent pas de  «financer » les dépenses publiques. L’État monopoliste crée d’abord sa devise en dépensant, sans contrainte financière, par contre sous la contrainte de la disponibilité des ressources vendues dans sa devise, et avec l’objectif de plein emploi et de stabilité des prix. Puis il encaisse ses impôts. La chaîne de causalité est donc inversée.

La MMT décrit donc la devise nationale comme un monopole public pour un gouvernement, et le chômage comme la preuve que le déficit public est trop petit pour activer toute la force de travail. Elle considère le chômage comme une question de politique budgétaire, donc de niveau de taxation et de dépenses publiques.

Elle est une description technique des opérations qui montre que la capacité de dépense de l’État existe, comment elle est sous-optimale, et donc comment permettre à l’économie d’exprimer tout son potentiel. Elle montre comment l’expression de cette capacité de l’économie est éminemment politique, soumise à des choix peu éclairés, ou volontairement auto-limités.

Il est important de préciser que la MMT permet d’analyser le monopole de la devise qui aujourd’hui, en ce qui concerne la France, si situe au niveau de la zone euro, seul niveau auquel elle peut donc s’appliquer pleinement.

2. Qu’est-ce que le Revenu de Base Inconditionnel (RBI) ?

Selon le Mouvement Français pour un Revenu de Base (MFRB), il se définit de la manière suivante : « Le revenu de base est un droit inaliénable, inconditionnel, cumulable avec d’autres revenus, distribué par une communauté politique à tous ses membres, de la naissance à la mort, sur base individuelle, sans contrôle des ressources ni exigence de contrepartie, dont le montant et le financement sont ajustés démocratiquement. »

De cette définition, il découle que :

Tous les membres de la communauté le reçoivent, quels que soient leurs revenus ou leurs situations professionnelles.

  • Aucune contrepartie n’est requise pour le recevoir.
  • Il est versé à chaque membre du foyer, sans considération des revenus de ses autres membres.
  • Les enfants y ont droit aussi. Il pourrait par exemple être versé aux responsables légaux jusqu’à leur majorité.
  • Il s’additionne avec tout autre revenu (salaire, certaines allocations…).

Selon le MFRB, « Le revenu universel vise avant tout à donner plus de marge de liberté aux individus : il leur donne davantage de choix, notamment dans le travail qu’ils peuvent faire sans que la rémunération ait nécessairement à entrer en ligne de compte. »

« Le revenu de base ne se positionne en aucun cas contre le travail rémunéré ou contre la valeur travail. Il vient renforcer la cohésion sociale et la liberté des individus. »

Selon ses partisans, il n’est pas un obstacle au travail rémunéré, mais, bien au contraire, dans la mesure où il permet un choix de travail davantage libre, il est un facteur de motivation et donne davantage envie de travailler.

Il permet de diminuer la situation de dépendance dans laquelle se trouvent la plupart des individus face à l’emploi, et fait donc que le salaire ne devient plus une nécessité vitale. Il se veut également une réponse aux « bullshits jobs », ainsi qu’une incitation à développer des activités bénévoles socialement utiles, dont il est en quelque sorte la « rémunération ».

3. Qu’est-ce que l’Employeur en Dernier ressort (EDR) ?

L’EDR est une proposition de programme financé par l’État dans le cadre duquel sont employés tous les chômeurs qui sont prêts, disposés et capables de travailler dans un projet du secteur public à un salaire de base5, dans des emplois correspondant à la production de biens et de services présentant une utilité sociale certaine.

La MMT préconise l’EDR dans le but d’éliminer le chômage involontaire. Elle le considère comme un instrument pour la maximisation de la stabilité des prix, car il cible directement le chômage, plutôt que d’essayer d’accroître indirectement la création d’emplois dans le secteur privé par le biais d’un stimulus économique beaucoup plus important. De plus, l’EDR maintient un « stock- tampon » de main-d’œuvre pouvant facilement passer au secteur privé lorsque les emplois deviennent disponibles.

Un programme d’EDR peut donc être considéré comme un puissant stabilisateur automatique de l’économie, s’étendant lorsque l’activité du secteur privé se refroidit et diminuant lorsque l’activité du secteur privé se renforce, tout en garantissant la stabilité des prix. Il apporte ainsi une puissante alternative à la logique néo-libérale, en utilisant le plein emploi, et non plus le chômage, comme variable d’ajustement pour la stabilité des prix6.

Il s’agit de recruter des chômeurs, quel que soit la phase du cycle économique, dépression ou bien expansion. L’approche est considérée comme « ascendante », venant d’en bas, car elle offre un filet de sécurité aux personnes qui sont en général les moins embauchées, parce que les moins qualifiées et les moins instruites.

Dans la mesure où le déficit public est d’un montant suffisant, le secteur privé à tendance à se développer, et est donc incité à chercher des travailleurs. Et il ne peut le faire qu’en proposant des salaires d’un montant plus élevé que celui de l’EDR, qui lui-même offre une rémunération fixée au-dessus du seuil de pauvreté. De même, les salariés du secteur privé qui perçoivent un salaire en-dessous de ce seuil ont la possibilité d’en sortir. Ils disposent du pouvoir contractuel pour élever leur salaire au-dessus du seuil de pauvreté et donc pour entrer dans l’EDR. Celui-ci est donc un instrument dans l’intérêt des travailleurs. Et il établit de fait le salaire minimum. Cela produit ensuite un effet sur toute l’échelle des salaires en faveur des salariés. L’EDR influence donc d’une façon importante la redistribution.

Un programme d’EDR peut s’attaquer de façon significative à la fois aux problèmes de transition et de développement humain. En offrant un salaire nominal fixe (mais ajustable) soigneusement déterminé dans un contexte de stabilisation des prix, il fournit les moyens de subsistance nécessaires.

4. Comparaison des deux propositions

4.1 D’un point de vue économique

4.1.1 Risques inflationnistes

L’EDR s’inscrit dans une théorie qui explique complètement et d’une manière cohérente le fonctionnement de la monnaie, la MMT, dont il constitue l’une des pierres angulaires, l’un des éléments les plus important de son volet prescriptif. Le RBI, par contre, ne se réfère à aucun nouveau paradigme économique. Il s’inscrit dans le paradigme économique néo-libéral aujourd’hui dominant, sans aucune intention de le remettre en cause.

L’EDR prend son origine dans une vision complète du système monétaire, contrairement au RBI. Il constitue un puissant stabilisateur du cycle économique, ce qui n’est pas le cas du RBI. Couplé à son mécanisme anticyclique7, l’EDR est en effet un stabilisateur d’inflation. Il permet de s’assurer que le déficit du gouvernement se situe juste au bon niveau pour maintenir le plein emploi. En d’autres termes, l’offre et la demande augmentent.

Le RBI, par contre, qui génère une augmentation de la demande, mais une augmentation de l’offre d’une manière moins directe et moins fluide, est potentiellement un puissant générateur d’inflation. La valeur du RIB s’en trouve ainsi érodée, ce qui fait que les pauvres restent pauvres et que la discrimination dans l’accès au travail n’est pas éliminée. Les penseurs de la MMT ont abordé cette question dans plusieurs articles8.

Comme le montre clairement l’approche fiscale de la devise nationale, les impôts confèrent de la valeur à cette devise en créant une demande pour celle-ci. De plus, cette valeur est déterminée par ce qui est nécessaire pour l’obtenir, à savoir la production de biens et de services. Dans le cas d’un RBI, il n’y a pas d’exigence de ce genre, car les paiements de revenu sont versés de façon universelle et inconditionnelle. Cependant, si un programme est mis en place pour permettre à la population d’obtenir librement l’unité qui remplit l’obligation fiscale, la valeur de la devise nationale se détériore fortement. Bien que cela puisse ne pas se produire immédiatement, avec le temps, la valeur d’une devise nationale fournie inconditionnellement tend en fin de compte à zéro. Il faut souligner que le RBI n’est pas inflationniste parce qu’il est financé par de la devise, mais parce que cette (nouvelle) devise est essentiellement « gratuite »9 et est fournie à la demande à tous. Par conséquent, cela a pour effet d’invalider l’objectif des taxes et des impôts, c’est-à-dire de créer une demande pour la devise de l’État. Nous pouvons alors facilement envisager un scénario où l’État ne peut plus taxer, donc où sa devise disparaît, et donc où la structure du marché s’effondre.

Dans la logique de la MMT, le marché, avant d’être un système générique d’échange de biens et de services, est un système générique d’échange de devise nationale. La MMT part de la taxation. L’État rend ses impôts payables dans sa seule devise, ce qui oblige les acteurs du secteur privé à produire et offrir des biens et des services dans cette devise, pour pouvoir s’acquitter de ses taxes. C’est ce qui donne sa valeur à la devise. Dans cette logique, toutes les personnes capables de travailler sont concernées. Quant à lui, le revenu de base, qui est universel et inconditionnel, est analysé comme une taxe négative, qui vient détruire la logique du système, en diminuant, voire annulant, l’offre de marchandises en devises. Or la devise n’a de valeur que si du travail est vendu dans cette devise.

Par contre, dans le programme d’EDR, la valeur de la devise nationale est liée au salaire dans le secteur public. Il est conçu de manière à fournir une référence stable pour la valeur de la devise nationale.

4.1.2 Incidence sur le capital humain

Le RBI et l’EDR prétendent tous les deux apporter une réponse au problème de la pauvreté. Dans la mesure où ils réussissent et où la pauvreté est réduite, de nombreux maux sociaux seront également affrontés, tels que la mauvaise santé, certaines activités criminelles, les sans-abris, la malnutrition, les taux d’abandon scolaire, l’antagonisme racial et ethnique. Cependant, l’EDR a un avantage évident sur le RBI car il maintient un bassin de main-d’œuvre employable et visible qui peut être exploité par les investisseurs privés s’ils ont besoin de travailleurs formés et qualifiés pour leurs entreprises. En revanche, bien qu’un RBI puisse fournir le revenu nécessaire pour maintenir un niveau de vie en dehors de la pauvreté, il ne permet pas de faire face à la perte de compétences et de formation et à la détérioration du capital humain qui résultent du chômage, surtout si celui-ci est de longue durée.

L’EDR est un filet de sécurité qui mobilise la main d’œuvre pour le bien public. Intégrant explicitement de la formation en cours d’emploi, il maintient et améliore le capital humain. Même les personnes les plus pauvres et les moins instruites ont quelque chose à apporter à leur communauté. L’objectif est de leur trouver un travail décent qui leur offre une formation en cours d’emploi les préparant au travail post-EDR.

4.1.3 Par rapport à l’évolution de l’emploi

Le RBI est présenté par ses partisans comme une réponse à l’automatisation des tâches, qui se développe de plus en plus, et qui risquerait de détruite des emplois. Cette automatisation ne remet pas pour autant en cause la pertinence de l’EDR. Même si le travailleur se voit de plus en plus remplacé par des machines, il faudra toujours des personnes pour fabriquer et maintenir ces machines. De plus, de même que les projections quant au devenir du nombre d’emplois rémunérés sont contradictoires, il est clair que la créativité de l’être humain est quelque chose qui lui est propre, et qu’il existe une quantité de tâches qui ne seront jamais automatisées.

Le RBI est également présenté comme incitant à la réduction du temps de travail. L’EDR ne fait pas obstacle à la diminution du temps de travail, ni à un système dans lequel les salariés peuvent choisir librement leur travail, et non pas le subir, bien au contraire. En effet, il donne du pouvoir aux travailleurs. Et la diminution du temps de travail ne fait pas disparaître pour autant le travail.

4.1.4 Quid des activités en dehors du travail rémunéré ?

Les partisans du RBI souhaitent rémunérer les activités hors travail salarié qui présentent une utilité sociale (élever des enfants, s’occuper de ses parents, les activités bénévoles, etc.). Mais, du point de vue de la MMT, la devise a une valeur. Et cette valeur est la conséquence du fait qu’elle permet d’acheter des biens et des services. Or, ces activités en dehors du travail salarié, certes présentent une valeur sociale, mais ne participent pas à l’accroissement de la valeur de la devise, car elles ne sont pas vendues pour se procurer cette devise. Elles sont considérées comme asymétriques dans la mesure où elles ne permettent pas de compenser le fait que les personnes concernées ne travaillent pas pour la devise.

Il faut être conscient que si l’on donne de la devise à des personnes qui n’ont pas travaillé et que ces personnes l’utilisent pour acheter des biens et services dans cette devise, on enlève du pouvoir d’achat à ceux qui ont travaillé et produit de la valeur économique. Ceux-ci sont ainsi dans l’impossibilité de s’approprier la même valeur que celle qu’ils ont produite. Il s’agit alors d’un choix politique, qui est certes possible, et qui influe directement sur la redistribution.

4.2 Autres points de comparaison

4.2.1 De la perception de la valeur philosophique du travail

Pour discuter ce point, il est intéressant de se référer aux déclarations des personnes, essentiellement des femmes, impliquées dans une expérience de Garantie d’Emploi effectuée en Argentine, au début des années 2000. Ses observateurs rapportent10 que toutes les participantes qu’ils ont interviewées dans le cadre du programme, sans exception, voulaient travailler plutôt que recevoir un chèque d’aide sociale d’un montant égal. Au cours d’une évaluation du programme, le Ministère du travail a également constaté que de nombreuses femmes étaient déçues d’être retournées à l’inactivité à la suite de leur passage à un plan de simple allocation sociale. Une enquête réalisée a révélé que les femmes qui ont rejoint ce plan d’aide sociale, mais dont les projets communautaires du programme d’EDR n’avaient pas encore été abandonnés, ont continué à retourner au travail, même si elles étaient désormais exemptées de l’obligation de travailler et ne remplissaient plus les conditions pour y participer.

Les participantes à ce programme ont donc convenu que seul le travail rémunéré renforce la dignité et que le fait de recevoir un soutien inconditionnel au revenu et à l’aide sociale conduit à une certaine humiliation.

Cela montre bien que l’emploi rémunéré présente une dimension bien plus large que celle du seul revenu, qui est celle du sentiment de faire partie de la société, de lui être utile, et donc de rechercher à optimiser le sentiment d’estime de soi-même. Cette préférence pour le travail est clairement confirmée par les chômeurs qui trouvent un emploi dans le cadre du programme français « Territoires zéro chômeurs de longue durée ».

Les sondages officiels auprès des participants à ce programme argentin ont indiqué que le fait d’obtenir un revenu n’était pas l’une des principales raisons de leur satisfaction à l’égard du programme. Les bénéficiaires appréciaient de participer au programme parce qu’ils avaient l’opportunité de  » faire quelque chose « , de travailler dans un  » bon environnement « , d' » aider la communauté  » et d' » apprendre « .

Ainsi, si nous considérons que, comme toute réforme sociale, celle du type EDR ou RBI, doit répondre aux attentes des populations, et si ces attentes sont non pas celles d’un revenu inconditionnel, mais celles d’un salaire rémunérant un emploi, l’EDR est de loin préférable au RBI.

Comme nous l’a enseigné Amartya Sen, la pauvreté n’est pas seulement une fonction du manque de revenus adéquats. Le seul fait de fournir un revenu n’élimine pas la pauvreté. C’est précisément ce que fait l’EDR : il reconnaît que de nombreuses personnes veulent un travail rémunéré, il leur offre des possibilités d’emploi et élimine les obstacles qui les empêchent de saisir cette occasion en ciblant les emplois sur les collectivités et en leur fournissant les services dont elles pourraient avoir besoin pour saisir ces possibilités (éducation, transport, soins etc.). L’EDR élimine la discrimination dans l’accès au travail, ce que le RBI ne permet pas.

4.2.2 Un réel changement de paradigme ?

Il y a presque une hypothèse néoclassique d’équilibre du marché derrière la plupart des analyses du RBI, selon laquelle, tant que les gens auront de l’argent, le marché leur fournira magiquement les biens, leur permettra d’acquérir des actifs, leur donnera la liberté de faire ce qui leur plaît, etc. Dans cette logique, toutes les structures qui marginalisent, réduisent les opportunités et discriminent, demeurent. L’EDR n’est pas une panacée à tous ces problèmes, mais il traite d’un aspect crucial et systémique de la marginalisation, à savoir l’absence de garantie de travail décent.

De plus, l’EDR réorganise les rapports de force dans la société entre le capital et le travail, en donnant davantage de poids aux travailleurs dans leurs négociations, ce qui n’est pas le cas du RBI qui, au contraire ferait que, dans la mesure où ils disposeraient d’un minimum de revenu, les salariés devraient plutôt voir le rapport de force évoluer en faveur de leurs employeurs. En effet, si le rapport entre le capital et le travail reste inchangé, le fait que les travailleurs reçoivent un RBI de l’État incite les employeurs à diminuer les salaires. Les travailleurs ne disposent pas alors d’une meilleure alternative à leur travail pour gagner leur vie. Et, dans la mesure où les salaires risquent de baisser du montant du RBI, il existe une forte probabilité pour que les travailleurs se contentent d’un salaire de subsistance.

4.2.3 La question de la stigmatisation

Le RBI et l’EDR ont le même objectif de garantir d’une manière universelle un revenu ou un emploi, sans aucune condition de ressources dégradante. Cependant, si le RBI est institué et accepté comme un programme véritablement universel, les bénéficiaires ne seront pas stigmatisés simplement parce qu’ils reçoivent ces prestations. Ils seront très probablement stigmatisés parce qu’ils ne travaillent pas, avec le risque de créer des conflits entre les pauvres qui travaillent et ceux qui ne travaillent pas.

Le problème de la stigmatisation ne peut être totalement évité, mais il peut certainement être atténué par une participation active du gouvernement. Les types d’emplois qu’offre un EDR peuvent être conçus de façon créative de manière à avoir plus de poids et de prestige.

4.2.4 Vers une société du choix ?

A travers l’EDR, la MMT favorise la remise en cause d’une vie subie, au profit d’une vie choisie. En effet, l’EDR donne accès à un travail digne, sur la base d’une rémunération qui assure à ses bénéficiaires de se situer au-dessus du seuil de pauvreté. C’est également le cas pour un RBI d’un montant suffisant. Les bénéficiaires disposent, dans le pire des cas, d’une garantie qui donne le courage de chercher un parcours professionnel risqué d’entrepreneur, ou d’artiste, par exemple. Par contre, si l’EDR propose l’accès à un emploi ainsi qu’à un revenu décent, ce n’est pas le cas du RBI qui, quant à lui, ne propose qu’un revenu. Certains de ses partisans considèrent que ses bénéficiaires seront incités à rechercher ou à créer des emplois rémunérés qui ont du sens. Même si c’est le cas, cependant, contrairement à ce que propose l’EDR, les bénéficiaires du RBI devront accomplir ces démarches sans l’appui d’une structure dédiée, sans un accompagnement formalisé comme le propose l’EDR. On peut donc considérer que l’EDR est en fait un RBI, mais au profit des personnes qui, si elles sont aptes au travail, se verront systématiquement proposer un emploi rémunéré.

5. Une complémentarité entre les deux propositions est-elle possible ?

Si leurs objectifs sont comparables, s’articulant notamment autour de la lutte contre la pauvreté, le RBI et l’EDR sont fondamentalement différents, acceptation du chômage pour l’un, objectif de plein emploi pour l’autre.

La recherche du plein emploi est très certainement plus souhaitable qu’une mesure fondée sur l’acceptation du chômage comme quelque chose d’inéluctable.

L’EDR ne peut toutefois pas répondre à toutes les situations. Il est certes conçu de manière à offrir un salaire minimum vital qui permet de résoudre le problème de la pauvreté et d’assurer une existence humaine digne. Mais, si certains membres de la société ne peuvent pas travailler parce qu’ils sont trop jeunes, trop âgés ou trop malades, une forme d’allocation versée en devise nationale, d’une manière inconditionnelle, est nécessaire.

L’analyse effectuée à travers le prisme de la MMT montre qu’il ne s’agirait pourtant pas alors d’une complémentarité entre l’EDR et un véritable RBI, universel et inconditionnel qui, pour les raisons évoquées plus haut (fort risque inflationniste et risque d’effondrement du système de la devise nationale), n’est pas viable, mais plutôt d’une complémentarité entre l’EDR et une aide financière inconditionnelle ciblée en faveur des populations ne pouvant prétendre à un emploi rémunéré.


Notes

1 L’expression « Employeur en Dernier Ressort » recouvre le même concept que « Garantie d’Emploi » et Programme d’Emploi de Transition » qui peuvent être utilisées par d’autres auteurs.

2 “Néochartalisme” et “MMT” recouvrent le même concept. Le premier est utilisé dans l’univers francophone, le second dans l’univers anglophone.

3 Les lecteurs qui souhaitent approfondir les questions techniques évoquées dans cet article pourront utilement se référer aux articles disponibles ici : https://mmt-france.org/

4 Dans le langage MMT, le terme « monnaie » est trop imprécis. Le terme « devise » est la traduction fidèle du mot anglais “currency”. Il décrit toutes les opérations (création, transaction, destruction) touchant aux Actifs Financiers Nets dans une unité de compte spécifique, en les opposant à la monnaie-crédit créée par les banques. Le qualificatif « nationale » lui est ajouté pour bien la distinguer du concept de « devise étrangère » auquel renvoie le langage courant.

5 Il s’agit d’un salaire qui assure que les bénéficiaires du programme sont au-dessus du seuil de pauvreté.

6 Il apporte donc une alternative qui rend obsolète le NAIRU (Non-Accelerating Inflation Rate of Unemployment), indicateur économique qui, estimé économétriquement pour un pays et à un instant donné, mesure approximativement le taux de chômage qui serait compatible avec un taux d’inflation stable.

7 Comme il a été développé plus haut, un programme d’EDR peut être considéré comme un puissant stabilisateur automatique de l’économie, s’étendant lorsque l’activité du secteur privé se refroidit et diminuant lorsque l’activité du secteur privé se renforce, tout en garantissant la stabilité des prix.

8 Notamment, Pavlina R. Tcherneva :

– Emploi ou revenu garanti ? – https://mmt-france.org/2019/06/06/emploi-ou-revenu-garanti/

– Au-delà du plein emploi, l’employeur en dernier ressort en tant qu’institution pour le changement – https://mmt-france.org/2019/06/11/au-dela-du-plein-emploi-lemployeur-en-dernier-ressort-en-tant-quinstitution-pour-le-changement/

https://mmt-france.org/2019/06/18/quels-sont-les-merites-macroeconomiques-et-les-impacts-environnementaux-relatifs-de-la-creation-directe-demplois-et-du-revenu-de-base/

9 “Common Goals – Different Solutions: Can Basic Income and Job Guarantees Deliver Their Own Promises?” (with L.R. Wray), Rutgers Journal of Law and Urban Policy, 2005, 2 (1): 125-166.

10 Tcherneva, P.R., and L. R. Wray. 2005b. “Employer of Last Resort: A Case Study of Argentina’s Jefes Program.” C-FEPS Working Paper No 41. Kansas City, MO: Center for Full Employment and Price Stability.


Illustration : up-magazine

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